Judéo-argentins & gauchos juifs

Entre 1900 et 1914, environ 141 000 juifs de Russie émigrent en Argentine, fuyant les pogroms, la répression politique et la misère économique. Juif est ici à entendre au sens de «issu des cultures yiddish», sans lien obligatoire avec les pratiques religieuses mais puisant ses racines dans les judaïsmes d’Europe centrale et orientale. La culture yiddish est née d’un processus de sécularisation de ces judaïsmes, et dont la langue germanique – souvent écrite en caractères hébraïques – s’est chargée de termes de l’hébreu et des langues environnantes. L’empire russe reconnaît alors une nationalité juive. Riche culture yiddish que le nazisme détruira quasi totalement en Europe lors du génocide des juifs. De nombreux écrits, livres et journaux reflétant une diversité des idées et des débats sont édités dans cette langue. Face aux violences faîtes aux juifs en Europe, la Jewish Colonization Association (Association de Colonisation Juive – JCA) lance dès 1891 un programme d’installation de juifs de Russie et d’Europe de l’Est dans de vastes colonies agricoles en Argentine (et aussi en Amérique du Nord et au Canada) dans lesquelles ces «gauchos juifs» vivent et sont exploités. Les visées politiques de la JCA sont assez éloignées du projet sioniste qui n’est alors qu’une idéologie balbutiante. D’autres arrivent par des réseaux différents. Certains s’installent dans les villes. À Buenos Aires, la plupart d’entre eux se regroupent dans le quartier autour de la gare ferroviaire de Once de Septiembre (11 septembre), comme le font les autres communautés de migrants dans d’autres quartiers. Once est le centre politique et sociale pour bon nombre de judéo-argentins de Buenos Aires. Les anarchistes, nombreux parmi ces migrants, se fréquentent entre ressortissants des diverses communautés : argentins, italiens, espagnols ou catalans. Ils se divisent aussi entre anarcho-syndicalistes, individualistes, anarcho-communistes, partisans de l’action directe ou de la non-violence, etc. La bibliothèque russe est alors considérée comme le lieu de rencontre des anarchistes juifs, bien que d’autres tendances politiques s’y retrouvent également. À l’image de leurs pratiques politiques, individuelles ou collectives en Russie, les anarchistes juifs s’organisent sur le sol argentin, participent aux débats politiques et suivent l’actualité en Europe. Plusieurs journaux – parfois en langue yiddish – et associations existent alors en Argentine. Le syndicat Arbayter Farband (Union des Travailleurs), créé en 1909 à Buenos Aires par des anarchistes et socialistes juifs, est très critique des politiques «féodales» menées par la JCA dans les colonies agricoles, et est présent parmi les ouvriers juifs dans les villes argentines. Influencés par les écrits du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer, certains militent aussi pour la création d’écoles juives laïques, en langue yiddish. Sous l’impulsion de la Yidishe Ratsionalistishe Gezelshaft (Association Rationaliste Juive), la première école, la Fraye Idische Shule (École Juive Libre), ouvre quelques années plus tard. Bourevestnik – « L’oiseau annonciateur de tempête » titre d’un poème de Maxime Gorki dont le dernier vers est «Que la tempête éclate avec plus de force» – est un des ces groupes d’anarchistes russes, juifs ou non, présents aussi lors de la manifestation du 1er mai 1909. Sur leur banderole est inscrit «Mort au Capital et longue vie aux Anarchistes-Communistes», «Mort aux Cosaques» – en référence aux forces armées supplétives russes. La répression n’épargne pas ces milieux anarchistes juifs qui voient leurs locaux fermés, leurs journaux interdits et leurs militants emprisonnés. Le 1er mai 1909 et la Semaine tragique de janvier 1919 se soldent par la destruction de matériel, l’incendie de locaux, sans compter les interdictions habituelles et les lynchages par les milices patriotiques, dans un mélange de violence politique et d’antisémitisme virulent. «Juif» et «Russe» deviennent synonymes lors des vindictes populaires, politiques ou médiatiques. La Bibliothèque russe est même détruite par les flammes. De la fin du XIXème siècle jusque dans les premières décennies du XXème, l’antisémitisme en Argentine s’alimente aussi de la présence d’un vaste réseau de proxénètes juifs – polonais, russes, ukrainiens – appelé Zwi Migdal et fondé par des «parias de la communauté» qui ont leurs propres synagogues ou carrés de cimetière. Cette «traite des blanches» gère plusieurs maisons closes, dont une dans le quartier de Once, avec pour prostituées de jeunes juives pauvres «importées» d’Europe de l’Est par le réseau qui les attire – ou les piège – avec des promesses d’une vie meilleure. Dans son livre consacré à la prostitution française à Buenos Aires, Albert Londres décrit dans un chapitre consacré spécifiquement aux «Polaks» une prostitution pour les plus pauvres ; contrairement à celle des Franchuchas (Françaises). S’il est un simple prétexte pour les antisémites, ce réseau de prostitution et le sort fait à ces jeunes femmes est la cible d’attaques régulières de la part des journaux, associations ou organisations juives argentines. Un réseau d’entraide est mis en place par des femmes pour venir en aide à ces prostituées. En dehors des organisations de langue yiddish ou s’affirmant juives, et bien loin des institutions religieuses, de nombreux juifs et juives s’impliquent dans la création de syndicats, dans la mise en place de journaux, dans des associations de défense de prisonniers, dans l’action directe, etc. Ils représentent une part importante de ceux envoyés en prison ou au bagne pour des motifs politiques. Simon Radowitzky est l’un d’entre eux.

Normalisation & rébellion

De cette transformation de l’Argentine en exportateur de céréales, de viandes et de produits issus des industries locales à destination de l’Europe, émerge une «classe moyenne». Celle-ci porte en 1916 à la présidence – le suffrage universel (pour les hommes) et secret date de 1912 – le libéral Yrigoyen, membre du parti radical. (En Uruguay voisine, les réformes lancées par le président progressiste José Batlle y Ordoñez entre 1911 et 1915 incitèrent certains anarchistes uruguayens et argentins, surnommés «anarcobatllistes», à le soutenir – comme par exemple Virginia Bolten). Confronté comme ses prédécesseurs à des conflits sociaux dans plusieurs provinces argentines, Yrigoyen opte le plus souvent pour la répression et donne carte blanche à l’armée et la police. Il entame des réformes dans les secteurs pétrolier, du textile et de l’éducation supérieure mais les radicaux sont divisés sur la politique à suivre. De 1922 à 1928, Marcelo T. D’Alvear, un autre radical, est à la présidence. Les radicaux se heurtent à une vague d’attentats qui secouent le pays. Des groupes d’anarchistes multiplient les attaques à l’explosif contre des bâtiments, les expropriations – comprendre les braquages – et les tentatives d’assassinats. La presse et les organisations anarchistes et syndicales sont elles-aussi divisées sur le sujet. Mais elles soutiennent les prisonniers lorsqu’ils sont accusés de délits qualifiés de politique, comme Kurt Gustav Wilckens. Né en 1886 en Allemagne, Wilckens émigre vers les États-Unis en 1910 pour y travailler. Il multiplie les boulots avant d’être expulsé vers l’Allemagne en 1920 du fait de sa participation à plusieurs grèves. En cette fin d’année, il arrive en Argentine où il travaille comme docker et devient correspondant pour différents journaux anarcho-syndicalistes allemands. Muni d’une bombe, Wilckens tue le 25 janvier 1923 le colonel argentin Hector Benigno Varela. L’explosion de la bombe et les coups de feu foudroient le responsable de la mort de 200 ouvriers agricoles en grève fusillés deux ans auparavant en Patagonie. Blessé par la bombe, Wilckens est arrêté. Le 15 juin 1923, il est tué en prison par Ernesto Pérez Millan, un militant nationaliste. En septembre 1930, le coup d’État du général Uriburu est le début d’une longue répression contre les anarchistes de la FORA, d’une suite de procès et de condamnations au bagne pour des ouvriers, des syndicalistes, des étudiants, et d’une manière générale pour toute personne suspectée de propagande anarchiste. Joaquin Penina, né en Espagne en 1905 et installé en Argentine pour fuir le nouveau régime mis en place par Primo de Rivera en 1923, est un anarcho-syndicaliste très actif lors des grèves de 1928 dans le nord de Rosario. Il est fusillé en septembre 1930 pour «propagande anarchiste». La FORA syndicaliste, quant à elle, devenue l’Union Syndicale Argentine en 1922, se rapproche d’une organisation syndicale socialiste pour former début 1930 la Confédération Générale du Travail (CGT).

Tel est succinctement le contexte argentin en ce début de XXème siècle dans lequel s’inscrit le parcours tumultueux d’un anarchiste juif russo-argentin…

Féministes anarchistes

Présentes dans les associations de défense des prisonniers, dans des groupes informels de travailleuses ou parfois dans les colonnes des journaux anarchistes, des migrantes anarchistes s’organisent collectivement dès 1880. Les deux premières grèves exclusivement d’ouvrières ont lieu en 1881 et en 1888. La Société Cosmopolite des Ouvrières Couturières, fondée en 1893, est le premier syndicat créé en Argentine par des ouvrières elles-mêmes. Les femmes représentent alors plus de 15% des emplois de l’industrie. Pour les mêmes raisons qu’en Europe, les migrantes sont majoritairement cantonnées dans des métiers considérés comme féminins (service, éducation, soins, prostitution, etc.) et dans le rôle de femme-mère, gestionnaire du foyer et reproductrice. Impulsée par Virginia Bolten, la première publication anarchiste féministe La Voz de la Mujer (La voix de la femme), sous-titrée «Ni Dieu, ni patron, ni mari», est éditée à partir de 1896, suivie dans les premières décennies du siècle suivant par Nuestra Tribuna (Notre Tribune). Dans ces périodiques, des femmes expriment leurs revendications, dénoncent leur situation quotidienne et les places qui leur sont réservées. Le quotidien des anarchistes argentins est fait de misère ouvrière et lorsque des militants sont envoyés en prison ou deviennent clandestins, leurs compagnes se retrouvent à devoir gérer cela, en plus de toutes les tâches du quotidien, diminuant de fait le temps passé à militer pour leurs idées anarchistes et les renvoyant encore plus dans un rôle de gestionnaires du foyer. Dans un milieu politique qui critique la situation faite aux femmes, ceci est un sujet récurrent dans les écrits des féministes argentines. Par manque de temps, la plupart des militantes fréquentes des groupes mixtes sans avoir les possibilités de s’auto-organiser réellement. En 1902 se constitue le groupe de femmes dénommé Las Libertarias qui déclare : «Compagnonnes. Dans presque toutes les villes du monde civilisé, les femmes prolétaires s’unissent et essayent de s’émanciper en s’imposant à la bourgeoisie exploitante. Unissons-nous, femmes prolétaires, non seulement pour élargir notre groupe, mais aussi pour nous instruire réciproquement. Les luttes partielles que nous soutenons maintenant peuvent être prochainement solidaires et contemporaines de celles de tous et toutes les travailleurs, sans distinction de sexe». Deux ans plus tard un éphémère Comité de Grève Féminine, proche de la Fédération Ouvrière Argentine, voit le jour. Ces groupes de femmes – dont la plupart travaillent à la pièce dans et hors des ateliers et usines – rédigent des manifestes qu’elle distribuent à la sortie des usines, dans les ateliers, ou dans les conventillos (bidonvilles populaires) pour celles qui travaillent chez elles. Elles appellent à la solidarité entre femmes et à la constitution de comités de lutte. Entre 1902 et 1905, plusieurs syndicats professionnels de femmes se montent à travers le pays. Parallèlement se créent plusieurs groupes dont l’un se transforme en 1907 en Centro Femenino Anarquista (Centre Féminin Anarchiste). Pendant cette même période Juana Rouco Buela organise à Rosario le groupe Louise Michel. Leur manifeste se caractérise par un style véhément et combatif contre l’esclavage et l’exploitation dans le domaine quotidien de la famille et du foyer, et font leur la «liberté amoureuse» prônée par les anarchistes américaines de la fin du XIXème siècle. En 1900, environ deux mille cinq cents conventillos regroupent cinquante mille personnes dans quelques vingt mille chambres construites en bois et en taule. En général, dans ces chambres de vingt mètres carrés, louées pour l’équivalent d’un quart du salaire, sans eau ni installations sanitaires, s’entassent des familles ou des groupes de personnes seules. En août 1907, un décret municipal autorise une augmentation des loyers dans les conventillos. Pendant trois mois, dans environ un milliers de conventillos de Buenos Aires, Rosario et Bahia Blanca, les locataires tiennent tête aux propriétaires et refusent de payer les loyers, la FORA et l’UGT organisant des comités de lutte dans chaque quartier. Les femmes sont centrales dans cette lutte, tant par la place (forcée) qu’elles occupent dans la gestion quotidienne du foyer que par leur participation active dans les occupations, les prises de parole ou les manifestations – dont l’une est mortelle pour le jeune anarchiste Miguel Pepe tué par la police. La plupart des propriétaires finissent par plier et acceptent de ne pas augmenter les loyers.

Anarcho-syndicalisme & propagande par le fait

À l’image d’autres tendances politiques révolutionnaires (dont nous ne parlerons pas ici), les anarchistes – parce que souvent eux-mêmes ouvriers – sont très actifs parmi les ouvriers et les désœuvrés. La présence anarchiste en Argentine prend forme dès la fin de la Commune de Paris (1871) avec la création de la première association anarchiste Centro de Propaganda Obrera (Centre de Propagande Ouvrière) en 1876 et de la première publication El Descamisado (Le Miséreux) en 1879. Des migrants français, espagnols et italiens sont à l’origine des premiers groupes ou journaux qu’ils éditent dans leur langue usuelle, comme Le Prolétaire ou La Anarquia en 1882. La naissance en 1884 du Circulo Comunista Anarquico (Cercle Communiste Anarchiste) par des italo-argentins, l’arrivée d’un nouveau groupe d’anarchistes italiens l’année suivante – dont le «propagandiste» Errico Malatesta –, puis la création du premier syndicat en 1887, celui des boulangers, par ces mêmes anarchistes italiens, ont parfois fait dire à des historiens que la diffusion de l’anarchisme en Argentine est la marque de l’immigration italienne ! L’anarchisme en Argentine est à l’image de celui d’Europe, multiple et remuant. Certains groupes ou périodiques se réclament anarcho-syndicalistes, anarchistes-communistes ou individualistes. Sans que les différences soient toujours aussi tranchées. La Questione Sociale (En italien. 1885 – 1886), El Oprimido (L’Opprimé / 1894 – 1897) ou El Rebelde (Le Rebelle / 1898 – 1903) sont plutôt anarcho-syndicalistes et partisans de l’organisation ouvrière alors que El Perseguido (Le Persécuté / 1890 – 1897), La Liberté (En français. 1893 – 1894), La Voz De Ravachol (La Voix de Ravachol), ou Demoliamo (Démolissons / En italien et castillan) défendent la propagande par le fait et les groupes affinitaires, comme le font des groupes tels Tierra y Libertad (Terre et Liberté / 1889), Los Desheredados (Les Déshérités) , La Libre Iniciativa (La Libre Initiative), La Expropiacion (L’Expropriation) ou Los Hambrientos de Barracas (Les Affamés de Barracas – du nom d’un quartier de Buenos Aires). La Revolucion Social (1896) est dans l’entre deux.

À cette liste de journaux et groupes de Buenos Aires s’ajoutent ceux existant à Rosario ou Bahia Blanca qu’il serait trop fastidieux de lister ici. De nombreux textes anarchistes sont ainsi traduits, imprimés et diffusés, de La Conquête du pain de Kropotkine à la déclaration de Ravachol à son procès, de réflexions sur l’amour libre à des revendications de violence révolutionnaire. Il existe aussi quelques communautés agricoles expérimentant les théories sur la collectivité et le partage. La Protesta Humana (La Protestation Humaine) est créée en 1897 sur des bases anarcho-syndicalistes. Sans en être le journal officiel, elle est proche de la Fédération Ouvrière Argentine (FOA) qui naît en mai 1901 d’un regroupements d’anarchistes, de syndicalistes et de socialistes ; la même année que celle de la mort de Cosme Budislavich, premier ouvrier à mourir en Argentine lors d’une grève réprimée.

En 1902, pour la première fois, une grève d’ouvriers du port se transforme en grève générale et fait céder le gouvernement. La loi 4144 dite «Loi de Résidence» est votée la même année, après cette série de grèves dans le secteur portuaire, et permet aux autorités d’expulser du pays tout étranger suspecté ou accusé d’agitation politique ou de trouble à l’ordre public. Cette loi complète la création d’une section spéciale de la police chargée des grévistes et des anarchistes. Des centaines d’entre eux la subissent. En 1897 déjà, un criminologue argentin, Francisco de Veyga, considère que «la délinquance anarchiste est un problème d’hygiène sociale qu’il faut régler par des moyens policiers». Les criminologues argentins s’inspirent alors largement des pratiques et théories de leurs homologues d’Europe qui classent les individus selon des critères physiques, créent et hiérarchisent des groupes humains et en déduisent des caractères innés ou des prédispositions à la violence, à la misère, au vol, à l’adultère, au meurtre, à la saleté, etc. Les socialistes quittent la FOA et créent l’année suivante, en 1903, l’Union Générale du Travail (UGT). En 1904, La Protesta Humana change de nom pour devenir La Protesta. En 1905, lors de son cinquième congrès, la FOA devient la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA) en adoptant «les principes économiques et philosophiques du communisme anarchiste» et le sabotage comme arme de lutte. Elle regroupe une centaine de sociétés ouvrières. Pour sa présence dans les incessants conflits qui secouent l’Argentine, la FORA subit les foudres de la répression, sous les ordres du chef de la police Ramon L. Falcon. Le premier mai 1904, la police disperse la manifestation de la FORA et fait un mort, Jesús Pereyra, et une centaine de blessés, puis neuf autres morts lors des manifestations de colère qui s’ensuivent. Le 21 mai, neuf grévistes sont tués et des dizaines blessés. En juillet 1907, six ouvriers sont tués près de Buenos Aires. Après le sanglant premier mai 1909, la répression d’État s’accentue, 1910 étant l’année du Centenaire de l’indépendance. Des personnalités politiques et royales sont attendues pour des festivités grandioses et les autorités ne veulent pas de débordements. En 1910, afin d’empêcher tout débordement et grève lors des cérémonies du Centenaire de l’indépendance, une «Loi de Défense Sociale» est votée pour faciliter de nouveau l’expulsion de tout «fauteur de troubles», anarchiste ou non. Début mai, plusieurs syndicats appellent à la grève générale lors des célébrations qui doivent débuter le 25 de ce mois. Le 14 mai, l’état d’urgence est décrété par le gouvernement, provoquant arrestations et interdictions de journaux dans les cercles de la FORA et de l’UGT, auxquels s’ajoutent les violences des milices nationalistes anti-ouvrières. Cette répression policière affaiblit considérablement les organisations syndicales qui mettront quelques années pour s’en remettre : la première grève générale depuis la répression ne viendra qu’en octobre 1913. Les sociétés ouvrières se réorganisent doucement et après plusieurs tentatives sans lendemain de l’UGT, celle-ci décide de rejoindre la FORA en 1914. En 1915, lors de son neuvième congrès, la déclaration sur les principes anarchistes est supprimée. Une minorité refuse et sera connue par la suite sous le nom de FORA du Vème Congrès (anarchiste), la majorité devenant la FORA du IXème Congrès (syndicaliste). À travers tout le pays, les grèves se multiplient. En 1917, les quelques 140 grèves se soldent par des victoires syndicales mais aussi par la mort de 26 ouvriers et d’une centaine de blessés. Deux cent mouvements de grève secouent l’année 1918. En décembre 1918, les ouvriers d’une usine métallurgique se mettent en grève et tentent de bloquer la production, mais le patron emploie des gros bras pour défendre les briseurs de grèves. Le 7 janvier, une bagarre éclate entre grévistes et gardes armés, les pierres volent et les balles fusent. Résultat, quatre morts. Le lendemain, des armureries et des commissariats sont attaqués, des églises brûlées, des barricades érigées dans les rues. Les deux FORA appellent à la grève générale. Buenos Aires est bloquée. Le 10, l’armée entre dans la ville et attaque les manifestants, arrête, tue, ferme les locaux, détruit le matériel… Plus de mille personnes perdent la vie lors de cet assaut. Le coup est dur. Cet épisode des luttes ouvrières argentines est connu sous le nom de «Semaine Tragique». Les milices, qui pendant la répression se lancèrent dans la chasse à l’ouvrier, au «Russe», se transforment en Ligue Patriotique Argentine. Lors des centaines de luttes et grèves auxquelles elles participent, la FORA syndicaliste opte plutôt pour des tentatives de négociations avec les autorités étatiques alors que la FORA anarchiste préfère imposer ses revendications dans un rapport de force directe avec les patrons. Malgré leurs différences, les deux s’unissent systématiquement lors des campagnes de soutien aux prisonniers, toujours prêtes à appeler à la grève générale dans tous les secteurs. En définitive l’une comme l’autre, selon les moments et selon les situations, restent présentes et actives lors des conflits sociaux qui secouent l’Argentine.

En 1901, le gouvernement argentin opte pour la mise en place d’un service militaire obligatoire. Cette nouvelle loi rencontre de nombreuses résistances et devient la bête noire des associations anarchistes antimilitaristes qui se multiplient en réaction. L’une d’elles, Luz al soldado, publie une revue du même nom, entre 1905 et 1913, centrant son activité sur la propagande au sein des casernes et la création d’une caisse de soutien aux déserteurs.

L’Argentine des migrations

De 1880 à 1916, les gouvernements conservateurs se succèdent en Argentine, ancienne possession espagnole devenue indépendante en 1810. Figueroa Alcorta arrive au pouvoir le 12 mars 1906, dans la lignée de Manuel Quintana sous le mandat duquel il était vice-président. Cette «République conservatrice» se lance dans l’adaptation de l’économie argentine aux besoins européens avec l’aide de capitaux britanniques : extension des réseaux ferroviaire et portuaire, investissement dans les secteurs de l’élevage et de l’agriculture à grande échelle, modernisation de nombreuses industries… Le besoin de main-d’œuvre est alimenté entre 1870 et 1930 par une politique de migration majoritairement d’Européens, fuyant misère économique, répression politique ou cherchant des jours meilleurs. Durant cette période, environ trois millions d’entre eux, dont près de la moitié de femmes, immigrent en Argentine ; mais tous n’y restent pas – en 1914, un tiers de la population argentine est immigrée. Si une grande majorité arrive avec les mêmes carcans culturels et la même morale religieuse que les Argentins, une partie de ces migrants et migrantes apporte aussi avec eux les pratiques et les théories révolutionnaires naissantes en Europe. La lutte contre l’exploitation économique, la domination masculine, la famille, la religion – pour ne citer que celles-ci – sont des problématiques qui traversent diversement les différents groupes qui se constituent. Certains s’affirment socialistes ou anarchistes, d’autres plus spécifiquement féministes, antimilitaristes, etc. De chacune de ces approches naissent des collectifs de lutte, de réflexion ou d’entraide, parfois de façon éphémère. Qu’ils s’installent dans des zones rurales ou urbaines, ces migrants se retrouvent de nouveau face à des conditions de vie et de travail qui ne sont pas sans rappeler leur exploitation en Europe. Mêmes causes, mêmes conséquences : les ouvriers commencent à s’organiser dans des sociétés d’entraide et le premier syndicat professionnel, celui des typographes, naît en 1857. L’année suivante, à peine cinq ans après l’abolition officielle de l’esclavage en Argentine, des afro-argentins – descendants d’esclaves africains – lancent le premier journal ouvrier, El Proletario. Dès 1860, des journaux et des associations voient aussi le jour en italien, en français ou en russe. Parallèlement aux restructurations économiques et politiques, les systèmes judiciaire et pénitentiaire s’adaptent. En juillet 1873, une colonie pénitentiaire est installée près de la petite localité de Ushuaïa (quelques centaines de personnes à cette époque, et plus d’un millier en 1940), dans la partie argentine de l’île de Tierra del Fuego – région colonisée par les missionnaires britanniques puis les autorités argentines au prix d’un «ethnocide» des populations autochtones. Dans cette région, les saisons sont peu marquées et le climat est froid toute l’année avec des températures comprises entre 0 et 10°. La brume et la neige apporte une humidité constante et des vents très violents balayent parfois les côtes. Par ces conditions climatiques et son éloignement carcéral, cette région devient la «Sibérie argentine». L’ingénieur Catello Maratgia est nommé directeur de la colonie pénitentiaire en 1900, lorsqu’elle devient officiellement bagne pour récidivistes. La première pierre est posée en 1902 par les prisonniers eux-mêmes, mis aux travaux forcés. Tentatives d’évasions et mutineries contre les conditions de détention se multiplient. Le bagne des «récidivistes», sous autorité directe de l’armée, est construit et vient s’ajouter à l’ensemble des cellules déjà présentes dans les commissariats et les pénitenciers.

Tout au long de la traite atlantique des esclaves africains, Buenos Aires est un port de transit incontournable dans ce trafic. Du XVIème siècle à son interdiction progressive au cours du début du XIXème siècle, puis son abolition en 1853, les colons européens mirent en esclavage des personnes venues essentiellement d’Afrique de l’ouest dans des exploitations agricoles et minières sur tout le territoire argentin. Dans certaines provinces argentines, les esclaves africains représentent plus de 50% de la population. Certains d’entre eux sont «employés» dans des forces armées supplétives au fort taux de mortalité, exclusivement constituées de noirs et de mulâtres, et distinctes des autres. D’autres sont «employés» dans l’artisanat par un petit patron. Dans la première moitié du XIXème siècle à Buenos Aires, ils sont environ 30% de la population de la capitale argentine. Malgré l’abolition formelle, la ségrégation et le racisme restent le quotidien de ces afro-argentins dont les conditions sociales font d’eux les plus défavorisés d’Argentine. L’afflux de migrants européens, les épidémies répétées, les pertes militaires, une mortalité accrue chez les plus pauvres, le métissage et les migrations vers l’Uruguay sont avancés pour expliquer la forte diminution de la population afro-argentine au long de la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’à ne représenter officiellement que 2% de la population totale en 1887. Des phénomènes d’urbanisation et de pauvreté poussent nombre de ceux vivant dans les régions agricoles à s’installer dans les centres urbains pour y former une sorte de sous-prolétariat ségrégué. Les influences afro-argentines sur la culture populaire urbaine sont alors telles qu’elles alimentent, aux côtés de la mazurka ou de la valse, la naissance du tango et de son argot lunfardo par l’apport de termes issus de langues africaines. Après la parution de El Proletario, une vingtaine d’autres journaux afro-argentins voient le jour dans les décennies suivantes. Le terme raciste de negro en vient progressivement à désigner aussi les déclassés, les marginaux et plus généralement tous les travailleurs pauvres, afro-argentins ou non.

Des raisons identiques à celles évoquées pour le déclin démographique des afro-argentins sont données pour expliquer celui des populations amérindiennes d’Argentine. Les métissages dans certaines régions et la multiplication des exploitations de bétail sur de grandes étendues ont donné lieu à l’apparition des gauchos. Désignant tout aussi bien le propriétaire d’un ranch, l’ouvrier ou le gardien de troupeau, ou sa femme, ce terme générique cache des disparités sociales énormes et une réalité bien différente de l’imaginaire populaire qui en fait parfois un symbole de liberté.

Introduction

Rien n’est plus périlleux que l’écriture d’une biographie. Le risque est de faire des torsions historiques autour d’une centralité exacerbée, et ceci par des procédés narratifs qui illusionnent, celles et ceux qui lisent, quant à la place réelle de la personne ainsi racontée. Ce décalage nécessaire, qui est le fondement même de la biographie, déforme ce qu’elle décrit comme sous l’effet d’une loupe. Bien sûr elle puise dans des faits historiques, mais elle reste néanmoins un style littéraire, au même titre que le thriller, la science-fiction ou le conte. Nos sources sont multiples et, évidemment, très partielles. La biographie ne décrit pas une vie mais ce que nous en savons. Notre intention dans ce petit livre est de présenter Simon Radowitzky dans le contexte qui est le sien, sans volonté d’en faire un super-héros, un martyr ou une «personnalité historique». «Ni dieu, ni maître» est une rime anarchiste de «Ni croyance, ni exemple». Ce livre donne donc à lire un peu de ce qu’il se passe en Ukraine et en Argentine, en ce début de XXème siècle, à travers le parcours de vie tumultueux d’un anarchiste juif russo-argentin.

Simon Radowitzky est un de celles et ceux, innombrables et intemporels, qui, face à l’existant, décident de l’affronter. De s’y confronter de mille façons, sans s’imaginer être l’épicentre fantasmé d’une nécessaire destruction. Une histoire singulière qui a retenu notre attention et que nous voulions partager.

«Je ne suis rien, mais pour chacun de vous je suis une bombe» aurait-il dit – cette courte introduction lui est dédicacée. Et aux autres innombrables.