Une réponse explosive

Le 14 novembre 1909, après avoir présenté au ministre de l’intérieur son rapport sur les activités anarchistes, Falcon se rend au cimetière de la Recolta – lieu préféré des riches pour y faire pourrir leurs dépouilles – pour les funérailles du directeur de l’administration pénitentiaire. Après la cérémonie, accompagné de son secrétaire, il monte dans son milord – sorte de cabriolet à quatre roues, tiré par un cheval, avec un siège surélevé pour le conducteur – et prend la direction de l’avenue Callao escorté par une autre voiture policière. Surprenant l’escorte, un homme s’approche en courant de la voiture de Falcon et y jette un objet. Aussitôt l’explosion retentit et l’homme prend la fuite. Poursuivi dans les rues par les membres de l’escorte de Falcon, pour éviter l’arrestation ou le lynchage, il tente de se suicider en se tirant une balle dans la poitrine. Blessé, il est malmené puis arrêté. Falcon et son secrétaire sont déchiquetés par l’explosion et meurent dans les heures qui suivent. D’après un historien argentin, au moment de son arrestation, l’auteur de l’attentat aurait déclaré «Je ne suis rien, mais pour chacun de vous je suis une bombe» et crié par deux fois «Vive l’anarchie !».

Contrairement à cette tradition policière argentine d’exécuter le responsable de la mort de l’un des leurs, le blessé est envoyé à l’hôpital Fernandez pour y être examiné. Même s’il perd beaucoup de sang, la blessure sur le côté droit de la poitrine n’est pas grave. Sur lui sont trouvés un pistolet Mauser, une ceinture avec 24 balles et quatre chargeurs pour une autre arme. Sommairement soigné, il est envoyé au dépôt du commissariat 15 et mis à l’isolement strict. Lors des interrogatoires, il ne dit rien si ce n’est qu’il est russe et qu’il a dix-huit ans. Selon le procureur, «lors de son premier interrogatoire, le détenu se présente au juge d’instruction, arrogant, décidé à refuser de répondre à toutes questions visant à l’identifier ; il refuse de répondre aux questions qui lui sont posées. Toutefois – et cela détonne avec son attitude – il reconnaît être l’auteur des faits». Après quelques jours, grâce au portrait-robot diffusé par les flics, il est identifié. Il s’agit de Simon Radowitzky, un russe domicilié au conventillo situé au numéro 194 de la rue Andes (aujourd’hui José Evaristo Uriburu). Installé depuis peu, il y vit avec quatre autres russes qui, tous, seront interrogés. Arrivé en mars 1908, il se fait embaucher à Campana comme ouvrier mécanicien dans les ateliers de la compagnie ferroviaire argentine, puis s’installe à Buenos Aires où il trouve un emploi de forgeron et de mécanicien dans les ateliers Zamboni qu’il quitte deux semaines avant l’attentat contre Falcon. Les demandes d’antécédents auprès des ambassades argentines apprennent seulement que Radowitzky a connu la prison pendant six mois à la suite des grèves de 1905 et qu’il fut blessé lors d’affrontement avec la police. Selon le rapport de Falcon sur les activités anarchistes il appartient au même groupe anarchiste que Karachini. Radowitzky affirme avoir agit de sa propre initiative, selon ses convictions et sentiments, et en assumer pleinement les conséquences. De plus, il précise avoir été le seul à connaître l’existence de son projet et à l’avoir réalisé. S’il revendique être l’auteur de l’attentat, aucune information ne permet d’établir exactement son âge. Il dit avoir dix-huit ans mais la presse se déchaîne contre lui, se livre à d’obscurs calculs et moyennes, car cette minorité légale lui permettrait d’échapper à la peine de mort. Au même titre que les enfants, les femmes et les vieux !

Les autorités politiques décrètent l’état d’urgence. Les milices «patriotiques» se livrent à des pillages et à des violences contre les habitants du quartier de Once, détruisant les locaux de La Protesta. De nombreux journaux – de différentes tendances révolutionnaires – sont interdits et leurs locaux fermés, des centaines de personnes sont emprisonnées ou expulsées d’Argentine. Tous les journaux et associations juives sont également interdits. L’état d’urgence n’est levé qu’en janvier 1910.