Anarcho-syndicalisme & propagande par le fait

À l’image d’autres tendances politiques révolutionnaires (dont nous ne parlerons pas ici), les anarchistes – parce que souvent eux-mêmes ouvriers – sont très actifs parmi les ouvriers et les désœuvrés. La présence anarchiste en Argentine prend forme dès la fin de la Commune de Paris (1871) avec la création de la première association anarchiste Centro de Propaganda Obrera (Centre de Propagande Ouvrière) en 1876 et de la première publication El Descamisado (Le Miséreux) en 1879. Des migrants français, espagnols et italiens sont à l’origine des premiers groupes ou journaux qu’ils éditent dans leur langue usuelle, comme Le Prolétaire ou La Anarquia en 1882. La naissance en 1884 du Circulo Comunista Anarquico (Cercle Communiste Anarchiste) par des italo-argentins, l’arrivée d’un nouveau groupe d’anarchistes italiens l’année suivante – dont le «propagandiste» Errico Malatesta –, puis la création du premier syndicat en 1887, celui des boulangers, par ces mêmes anarchistes italiens, ont parfois fait dire à des historiens que la diffusion de l’anarchisme en Argentine est la marque de l’immigration italienne ! L’anarchisme en Argentine est à l’image de celui d’Europe, multiple et remuant. Certains groupes ou périodiques se réclament anarcho-syndicalistes, anarchistes-communistes ou individualistes. Sans que les différences soient toujours aussi tranchées. La Questione Sociale (En italien. 1885 – 1886), El Oprimido (L’Opprimé / 1894 – 1897) ou El Rebelde (Le Rebelle / 1898 – 1903) sont plutôt anarcho-syndicalistes et partisans de l’organisation ouvrière alors que El Perseguido (Le Persécuté / 1890 – 1897), La Liberté (En français. 1893 – 1894), La Voz De Ravachol (La Voix de Ravachol), ou Demoliamo (Démolissons / En italien et castillan) défendent la propagande par le fait et les groupes affinitaires, comme le font des groupes tels Tierra y Libertad (Terre et Liberté / 1889), Los Desheredados (Les Déshérités) , La Libre Iniciativa (La Libre Initiative), La Expropiacion (L’Expropriation) ou Los Hambrientos de Barracas (Les Affamés de Barracas – du nom d’un quartier de Buenos Aires). La Revolucion Social (1896) est dans l’entre deux.

À cette liste de journaux et groupes de Buenos Aires s’ajoutent ceux existant à Rosario ou Bahia Blanca qu’il serait trop fastidieux de lister ici. De nombreux textes anarchistes sont ainsi traduits, imprimés et diffusés, de La Conquête du pain de Kropotkine à la déclaration de Ravachol à son procès, de réflexions sur l’amour libre à des revendications de violence révolutionnaire. Il existe aussi quelques communautés agricoles expérimentant les théories sur la collectivité et le partage. La Protesta Humana (La Protestation Humaine) est créée en 1897 sur des bases anarcho-syndicalistes. Sans en être le journal officiel, elle est proche de la Fédération Ouvrière Argentine (FOA) qui naît en mai 1901 d’un regroupements d’anarchistes, de syndicalistes et de socialistes ; la même année que celle de la mort de Cosme Budislavich, premier ouvrier à mourir en Argentine lors d’une grève réprimée.

En 1902, pour la première fois, une grève d’ouvriers du port se transforme en grève générale et fait céder le gouvernement. La loi 4144 dite «Loi de Résidence» est votée la même année, après cette série de grèves dans le secteur portuaire, et permet aux autorités d’expulser du pays tout étranger suspecté ou accusé d’agitation politique ou de trouble à l’ordre public. Cette loi complète la création d’une section spéciale de la police chargée des grévistes et des anarchistes. Des centaines d’entre eux la subissent. En 1897 déjà, un criminologue argentin, Francisco de Veyga, considère que «la délinquance anarchiste est un problème d’hygiène sociale qu’il faut régler par des moyens policiers». Les criminologues argentins s’inspirent alors largement des pratiques et théories de leurs homologues d’Europe qui classent les individus selon des critères physiques, créent et hiérarchisent des groupes humains et en déduisent des caractères innés ou des prédispositions à la violence, à la misère, au vol, à l’adultère, au meurtre, à la saleté, etc. Les socialistes quittent la FOA et créent l’année suivante, en 1903, l’Union Générale du Travail (UGT). En 1904, La Protesta Humana change de nom pour devenir La Protesta. En 1905, lors de son cinquième congrès, la FOA devient la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA) en adoptant «les principes économiques et philosophiques du communisme anarchiste» et le sabotage comme arme de lutte. Elle regroupe une centaine de sociétés ouvrières. Pour sa présence dans les incessants conflits qui secouent l’Argentine, la FORA subit les foudres de la répression, sous les ordres du chef de la police Ramon L. Falcon. Le premier mai 1904, la police disperse la manifestation de la FORA et fait un mort, Jesús Pereyra, et une centaine de blessés, puis neuf autres morts lors des manifestations de colère qui s’ensuivent. Le 21 mai, neuf grévistes sont tués et des dizaines blessés. En juillet 1907, six ouvriers sont tués près de Buenos Aires. Après le sanglant premier mai 1909, la répression d’État s’accentue, 1910 étant l’année du Centenaire de l’indépendance. Des personnalités politiques et royales sont attendues pour des festivités grandioses et les autorités ne veulent pas de débordements. En 1910, afin d’empêcher tout débordement et grève lors des cérémonies du Centenaire de l’indépendance, une «Loi de Défense Sociale» est votée pour faciliter de nouveau l’expulsion de tout «fauteur de troubles», anarchiste ou non. Début mai, plusieurs syndicats appellent à la grève générale lors des célébrations qui doivent débuter le 25 de ce mois. Le 14 mai, l’état d’urgence est décrété par le gouvernement, provoquant arrestations et interdictions de journaux dans les cercles de la FORA et de l’UGT, auxquels s’ajoutent les violences des milices nationalistes anti-ouvrières. Cette répression policière affaiblit considérablement les organisations syndicales qui mettront quelques années pour s’en remettre : la première grève générale depuis la répression ne viendra qu’en octobre 1913. Les sociétés ouvrières se réorganisent doucement et après plusieurs tentatives sans lendemain de l’UGT, celle-ci décide de rejoindre la FORA en 1914. En 1915, lors de son neuvième congrès, la déclaration sur les principes anarchistes est supprimée. Une minorité refuse et sera connue par la suite sous le nom de FORA du Vème Congrès (anarchiste), la majorité devenant la FORA du IXème Congrès (syndicaliste). À travers tout le pays, les grèves se multiplient. En 1917, les quelques 140 grèves se soldent par des victoires syndicales mais aussi par la mort de 26 ouvriers et d’une centaine de blessés. Deux cent mouvements de grève secouent l’année 1918. En décembre 1918, les ouvriers d’une usine métallurgique se mettent en grève et tentent de bloquer la production, mais le patron emploie des gros bras pour défendre les briseurs de grèves. Le 7 janvier, une bagarre éclate entre grévistes et gardes armés, les pierres volent et les balles fusent. Résultat, quatre morts. Le lendemain, des armureries et des commissariats sont attaqués, des églises brûlées, des barricades érigées dans les rues. Les deux FORA appellent à la grève générale. Buenos Aires est bloquée. Le 10, l’armée entre dans la ville et attaque les manifestants, arrête, tue, ferme les locaux, détruit le matériel… Plus de mille personnes perdent la vie lors de cet assaut. Le coup est dur. Cet épisode des luttes ouvrières argentines est connu sous le nom de «Semaine Tragique». Les milices, qui pendant la répression se lancèrent dans la chasse à l’ouvrier, au «Russe», se transforment en Ligue Patriotique Argentine. Lors des centaines de luttes et grèves auxquelles elles participent, la FORA syndicaliste opte plutôt pour des tentatives de négociations avec les autorités étatiques alors que la FORA anarchiste préfère imposer ses revendications dans un rapport de force directe avec les patrons. Malgré leurs différences, les deux s’unissent systématiquement lors des campagnes de soutien aux prisonniers, toujours prêtes à appeler à la grève générale dans tous les secteurs. En définitive l’une comme l’autre, selon les moments et selon les situations, restent présentes et actives lors des conflits sociaux qui secouent l’Argentine.

En 1901, le gouvernement argentin opte pour la mise en place d’un service militaire obligatoire. Cette nouvelle loi rencontre de nombreuses résistances et devient la bête noire des associations anarchistes antimilitaristes qui se multiplient en réaction. L’une d’elles, Luz al soldado, publie une revue du même nom, entre 1905 et 1913, centrant son activité sur la propagande au sein des casernes et la création d’une caisse de soutien aux déserteurs.