Buenos Aires, mars 1908

Radowitzky arrive dans une Argentine où les tensions sociales sont permanentes. Les tensions politiques se cristallisant parfois dans une opposition entre Criollos et étrangers. Le terme criollo (créole), qui remonte à l’époque de la colonisation, apparaît pour distinguer la caste dirigeante issue d’un métissage colonial, en opposition aux esclaves, aux Noirs et aux Amérindiens. Par la suite, il désigne les Argentins issus de la colonisation, présents avant l’indépendance et d’ascendance européenne – de préférence espagnole – puis plus généralement les Argentins n’étant pas issus des vagues récentes de migrations. Si une partie de la presse et des hommes politiques relayent ce discours sur une «anti-Argentine», ce sont les milices anti-ouvrières et les nationalistes, membres ou non de la future Ligue Patriotique Argentine, qui se livrent à des cassages de grèves, des tabassages d’ouvriers et des chasses au «judéo-quelque-chose». Les pouvoirs politique et économique ne sont pas les seuls à tirer profit de ce discours anti-ouvriers. L’armée et l’église, incontournables, savent elles aussi remuer le spectre des grandes peurs et recruter sur ce purin. La Fédération Ouvrière Régionale Argentine est présente dans de nombreuses luttes ouvrières : Ce «syndicat de lutte» secoue l’Argentine de ce début de siècle dans les multiples secteurs où il est présent. La répression est toujours aussi violente et les victoires douloureuses. Après avoir trouvé du travail dans les ateliers ferroviaires à Campana, Radowitzky s’installe dans différentes localités, dont Rosario, puis retourne à Buenos Aires. La majorité de la main-d’œuvre migrante s’entasse alors dans les conventillos. Régulièrement exposés aux violences policières ou nationalistes, les habitants des conventillos mènent parfois de grandes grèves de loyers contre les augmentations et les conditions de vie. Radowitzky vit dans un conventillo du quartier de Once. Début 1909, il se fait embaucher à l’atelier mécanique Zamboni, rue Charcas. Il apprend un peu le castillan, adhère au syndicat de sa profession et fréquente les assemblées et les réunions publiques, notamment à la Bibliothèque russe où, semble-t-il, il se lie au groupe Burevestnik. Il lit La Protesta et la presse anarchiste. La Protesta est alors tirée à environ cent mille exemplaires. Elle est proche de la FORA anarchiste et subit elle aussi toutes les vagues de répression contre le mouvement syndical ou anarchiste (elle paraît même clandestinement en Uruguay en 1911). Sur la question de la violence, toutes deux considèrent que la révolution ne peut être que «le fait des masses» et condamnent par conséquent les expropriations et la propagande par le fait comme étant des actes d’ «anarcho-banditisme». La Protesta – et les multiples autres journaux, périodiques et tracts – se font le relais des luttes.

Ramon L. Falcon est nommé chef de la police en 1906 afin d’enrayer la multiplication des «désordres sociaux». Au cours de sa carrière militaire, il participe aux guerres menées contre des mouvements de révoltes de la fin du XIXème siècle. Il quitte l’armée pour se faire élire sénateur puis député. Après un bref retour dans l’armée, il devient le chef d’une police qu’il va considérablement armer et moderniser : construction de commissariats et d’une prison, création d’une École de police, mise en place de l’Escadron de Sécurité, un groupe d’élite de la police, et d’un service d’infiltration et de renseignements. Car parallèlement à toutes ces grèves, les attentats à l’explosif et les tentatives d’assassinat se poursuivent malgré les arrestations. Le 11 août 1905, Salvador Planas y Virella – né en 1881 à Sitges en Catalogne et immigré en Argentine où il travaille dans différentes imprimeries – tente de tirer sur le président argentin Manuel Quintana, mais son arme s’enraye. Il est arrêté et condamné en 1907 à dix années de prison pour «tentative d’homicide». Il voulait venger la mort des ouvriers tués lors d’une manifestation le 21 mai 1905. En janvier 1908, Abraham Hartenstein, un migrant juif de 19 ans, est accusé d’être le fondateur d’un groupe anarchiste terroriste Drapeau Noir. Le 28 février 1908, l’anarchiste Francisco Solano Regis dépose un engin explosif près du président argentin José Figueroa Alcorta. L’engin n’explose pas. Il est arrêté et condamné à vingt années de prison. Grèves, répression et propagande par le fait mettent le pays sous pression en ce début d’année 1909…