Normalisation & rébellion

De cette transformation de l’Argentine en exportateur de céréales, de viandes et de produits issus des industries locales à destination de l’Europe, émerge une «classe moyenne». Celle-ci porte en 1916 à la présidence – le suffrage universel (pour les hommes) et secret date de 1912 – le libéral Yrigoyen, membre du parti radical. (En Uruguay voisine, les réformes lancées par le président progressiste José Batlle y Ordoñez entre 1911 et 1915 incitèrent certains anarchistes uruguayens et argentins, surnommés «anarcobatllistes», à le soutenir – comme par exemple Virginia Bolten). Confronté comme ses prédécesseurs à des conflits sociaux dans plusieurs provinces argentines, Yrigoyen opte le plus souvent pour la répression et donne carte blanche à l’armée et la police. Il entame des réformes dans les secteurs pétrolier, du textile et de l’éducation supérieure mais les radicaux sont divisés sur la politique à suivre. De 1922 à 1928, Marcelo T. D’Alvear, un autre radical, est à la présidence. Les radicaux se heurtent à une vague d’attentats qui secouent le pays. Des groupes d’anarchistes multiplient les attaques à l’explosif contre des bâtiments, les expropriations – comprendre les braquages – et les tentatives d’assassinats. La presse et les organisations anarchistes et syndicales sont elles-aussi divisées sur le sujet. Mais elles soutiennent les prisonniers lorsqu’ils sont accusés de délits qualifiés de politique, comme Kurt Gustav Wilckens. Né en 1886 en Allemagne, Wilckens émigre vers les États-Unis en 1910 pour y travailler. Il multiplie les boulots avant d’être expulsé vers l’Allemagne en 1920 du fait de sa participation à plusieurs grèves. En cette fin d’année, il arrive en Argentine où il travaille comme docker et devient correspondant pour différents journaux anarcho-syndicalistes allemands. Muni d’une bombe, Wilckens tue le 25 janvier 1923 le colonel argentin Hector Benigno Varela. L’explosion de la bombe et les coups de feu foudroient le responsable de la mort de 200 ouvriers agricoles en grève fusillés deux ans auparavant en Patagonie. Blessé par la bombe, Wilckens est arrêté. Le 15 juin 1923, il est tué en prison par Ernesto Pérez Millan, un militant nationaliste. En septembre 1930, le coup d’État du général Uriburu est le début d’une longue répression contre les anarchistes de la FORA, d’une suite de procès et de condamnations au bagne pour des ouvriers, des syndicalistes, des étudiants, et d’une manière générale pour toute personne suspectée de propagande anarchiste. Joaquin Penina, né en Espagne en 1905 et installé en Argentine pour fuir le nouveau régime mis en place par Primo de Rivera en 1923, est un anarcho-syndicaliste très actif lors des grèves de 1928 dans le nord de Rosario. Il est fusillé en septembre 1930 pour «propagande anarchiste». La FORA syndicaliste, quant à elle, devenue l’Union Syndicale Argentine en 1922, se rapproche d’une organisation syndicale socialiste pour former début 1930 la Confédération Générale du Travail (CGT).

Tel est succinctement le contexte argentin en ce début de XXème siècle dans lequel s’inscrit le parcours tumultueux d’un anarchiste juif russo-argentin…