Le bagne d’Usuhaïa

Après un voyage de plusieurs semaines dans les cales humides d’un bateau, Radowitzky est débarqué à Ushuaïa. Il y retrouve plusieurs de ses compagnons anarchistes, enfermés pour des années dans ce lieu sordide conçu pour briser physiquement et psychologiquement tout ceux qui y sont envoyés. Avec tous les ans cette période d’isolement strict au pain et à l’eau. Pour autant, Radowitzky devient une sorte de symbole des luttes ouvrières menées par les syndicats anarchistes. Le 14 novembre 1913, La Protesta fait paraître un article demandant la libération de Radowitzky : le journal est temporairement interdit. L’auteur est condamné à trois années de prison et Apolinario Barrera – ami de Radowitzky et rédacteur du journal – à un an et demi pour «apologie de crime». Un chapitre en français, intitulé «La Terre de Feu», du livre de Paul Groussac, El viaje intelectual (Le voyage intellectuel), parle de sa rencontre avec Radowitzky en janvier 1914 lors d’un voyage dans la région. Groussac, loin d’être anarchiste, est le directeur de la Bibliothèque nationale argentine depuis 1885. «Le prisonnier 155 est, me dit-on, depuis hier (en réalité, depuis huit jours) au secret dans sa cellule, au pain sec et à l’eau, pour s’être refusé à saluer le surveillant général ; et celui-ci ne manque pas de me dépeindre à grands traits, sans doute un peu noircis, le caractère indiscipliné et rétif du jeune terroriste, qu’aucune rigueur n’a pu réduire et dont l’ascendant sur ses codétenus serait à redouter. J’obtiens de le voir, seul à seul, non sans quelque résistance, tant de l’administration, exceptionnellement pointilleuse, que du prisonnier, qui d’abord se refuse à l’entrevue, s’étant buté à cette idée que je dois être, non pas un simple touriste français, mais un inspecteur de ce gouvernement abhorré». Selon lui, ses «représentations tournent autour de ce refrain : «le bourgeois est pour le travailleur un ennemi irréconciliable qu’il faut détruire». J’ai beau lui opposer – outre la lâche infamie de son forfait – l’exemple de l’Europe, de sa Russie même, où la propagande par la violence et le meurtre individuel est tenue pour une méthode surannée, aujourd’hui remplacée par les grèves, etc. Il n’en démord pas». En mai 1918, La Protesta publie une brochure intitulée Le bagne d’Ushuaïa. Impressions d’un observateur dans laquelle l’auteur, Marcial Belascoain Sayos, un dramaturge anarchiste auteur de plusieurs pièces et essais, dénonce les conditions d’enfermement de Radowitzky et les violences des matons. Il est dédié «À mon ami Simon Radowitzky, comme une offrande. Aux vils sbires, comme une claque». Dans certains textes que nous avons consulté, le style de discours anarchiste est ponctué de terminologie religieuse. Le culte du martyr et du geste héroïque sont des rhétoriques que se partagent parfois théologie et discours révolutionnaires. Certains des textes anarchistes que nous avons parcouru parlent de Radowitzky comme d’une sorte de «saint laïc» ayant rejoint de son vivant le panthéon de ses illustres prédécesseurs ! À contrario de la justice et de la presse qui dressent de Radowitzky le portrait d’une sorte de brute-née, analphabète et irrécupérable, ce discours anarchiste parle d’un personnage lumineux qu’une bonté, une lucidité et une naïveté naturelles auraient – évidemment – poussé vers l’anarchisme et à vouloir sacrifier sa vie pour le seul bienfait du prolétariat ! Fin 1918, un autre dramaturge anarchiste, Luis A. Zinno, écrit Le martyr d’Ushuaïa sous-titré «un monologue dramatique social», une pièce en un acte et une scène relatant la situation de Radowitzky. Tout deux s’inscrivent dans la «tradition» d’un théâtre social anarchiste qui retrace l’histoire ouvrière. La brochure publiée par La Protesta suscite quelques remous parmi les politiciens argentins. Le président Yrigoyen ordonne une enquête administrative sur les mauvais traitements et trois matons incriminés sont finalement suspendus.