Procès d’un jeune anarchiste

Lors de son procès, Radowitzky dit avoir voulu faire son action quelques jours plus tôt mais y avoir renoncé pour ne pas provoquer de blessés parmi ceux qui n’étaient pas visés. Le matin du 14 novembre, il passe quelques minutes près du domicile de Falcon avant de prendre la décision de le tuer ce jour-là. Selon lui, il a dans un premier temps projeté de tuer le président F. Alcorta mais face aux difficultés pour atteindre cette cible, il choisit Falcon. Il réaffirme être le seul à être au courant de son projet d’attentat malgré des témoins qui signalent la présence d’une autre personne au coin de la rue. D’après le livre Los gallegos anarquistas en la Argentina de Carlos Panelas, publié en 1996 à Buenos Aires, l’action est préparée avec Andrès Vazquez Paredes et Eduardo Maria Vasquez Aguirre, selon les dires du petit-fils de ce dernier. Ces deux anarchistes d’origine espagnole, adeptes de la propagande par le fait, seront très actifs en Argentine et en Uruguay dans les années 20 et 30. Il fut décidé entre eux tous que l’action serait réalisée par Radowitzky en raison de son jeune âge, ce qui le ferait échapper à la peine de mort en cas d’arrestation. Lors du procès, Radowitzky explique qu’il a confectionné seul la bombe dans les ateliers de «son» usine. Sa rencontre en 1905, dans une prison russe, avec l’anarchiste Fedosey Zubariev fut peut-être formatrice sur le sujet.

Dans la partie adverse, le procureur mélange les argumentaires et voit en Radowitzky un tueur-né. «La physionomie de l’assassin possède des caractères morphologiques démontrant tous les stigmates du criminel. Développement excessif de la mâchoire inférieure, proéminence des arcs zygomatiques et sourciliers, dépression du front, regard menaçant, légère asymétrie faciale, tous ces points constituent les caractères somatiques qui révèlent en Radowitzky le type même du délinquant». Il fait de lui une victime : «Parias des absolutismes politiques, soumis au pouvoir discrétionnaire du maître, persécutés et massacrés par l’ignorance et le fanatisme du peuple qui voit en l’israélite un ennemi de la société, ils émigrent finalement comme Radowitzky, après avoir subi des condamnations du simple fait de professer des idées subversives». Dans une volonté d’établir une pathologie psy, les «spécialistes» expliquent qu’ayant été témoin dans sa jeunesse d’un pogrom et que, adolescent, il se soit retrouvé au cœur des mouvements sociaux en Russie, il a fait siennes les idées de violence et d’anarchie. Référence est même faite à un frère cadet, interné à l’asile de Fujan dans la province de Buenos Aires, qui serait la cause, selon la justice, de la fragilité «psychologique» de Radowitzky. L’enjeu principal de ce procès est l’âge exact de l’accusé dans un pays où la majorité légale est fixée à 22 ans. Des toubibs sont appelés en renfort pour examiner son pénis et ses poils pubiens afin de déterminer son âge. Obtenu grâce à l’aide d’un groupe de migrants juifs, futurs fondateurs en 1916 de l’Association Rationaliste Juive, l’extrait d’acte de naissance fournit par Moïse Radowitzky, un cousin de l’accusé, est un tournant dans le procès. Nous savons maintenant que devant l’enjeu de l’âge, un faux document a été fourni par Moïse Radowitzky. Après traduction et authentification, le document confirme la naissance de S. Radowitzky dans le hameau de Stepanitz, le 10 novembre 1891. Il échappe à la peine de mort mais est condamné au bagne pour une durée indéterminée avec isolement au pain sec et à l’eau pendant vingt jours tous les ans à l’approche de la date anniversaire de son «crime».

En attendant son transfert vers Ushuaïa, il est enfermé au pénitencier national de Buenos Aires. Dès 1910, la FORA décide de soutenir moralement et matériellement Radowitzky. Et plus généralement, dans un contexte social violent, les milieux ouvriers et anarchistes prennent fait et cause pour lui. Le 26 juin 1910, l’industriel José Zamboni, propriétaire de l’usine, fait partie des nombreux blessés de l’explosion d’une bombe anarchiste devant un théâtre, un mois après une explosion contre la cathédrale de Buenos Aires. Le 6 janvier 1911, aidés par leurs compagnons qui leur jettent des paquets contenant des habits pour se changer, les anarchistes Francisco Solano Regis et Salvador Planas Virella, qui ont tenté respectivement d’assassiner les présidents Figueroa Alcorta en 1908 et Manuel Quintana en 1905, s’échappent de ce pénitencier par un tunnel creusé par leurs complices qui les attendent dehors. Onze autres détenus profitent de l’opportunité pour s’évader. Emmené quelques instants plus tôt à l’imprimerie de la prison, Radowitzky ne bénéficie pas de cette belle. Devant le risque d’une nouvelle tentative, la décision est prise de le transférer au plus vite au bagne d’Ushuaïa. Il est considéré détenu dangereux et selon les dires du directeur du pénitencier national il est «le type de russe mystique qui même en prison ne conçoit pas que des hommes commettent une mauvaise action et surtout qu’ils se conduisent de manière préjudiciable envers leurs compagnons. En de telles circonstances, il sollicite qu’une cellule moins humide lui soit attribuée et comme on ne peut lui en assigner qu’une en rénovation, le directeur propose qu’il la termine lui-même ; mais ces jours-ci, la corporation des maçons est en grève et comme Radowitzky le sait, il préfère rester dans son cachot humide, alléguant que lorsqu’un ouvrier se décide à abandonner le travail, il doit avoir raison». Et il ajoute : «uniquement en me chargeant personnellement de la surveillance de Radowitzky, je peux garantir l’exécution de sa condamnation, car il s’agit d’un détenu avec qui sympathisent jusqu’aux pompiers et conscrits».