Entre travaux forcés & pressions politiques

Les solidarités et la pression des organisations et de la presse anarchistes ne faiblissent pas. Des intellectuels argentins s’emparent du «cas Radowitzky» comme en témoigne le texte du même nom publié en 1928 par Ramon Doll, un avocat et écrivain proche des milieux socialistes, qui précise que «si le Président graciait aujourd’hui Radowitzky, il ne ferait rien de plus qu’anticiper par la grâce ce que en réalité Radowitzky pourrait obtenir de droit en 1930 en sollicitant sa liberté conditionnelle». En octobre 1928, s’ouvre une campagne publique pour la libération de Radowitzky. La FORA appelle à des grèves de solidarité et une réédition de La voz de mi conciencia, daté de 1921, est faite. Le 14 novembre 1928, date anniversaire de l’action de Radowitzky, deux bombes explosent à Rosario, une contre le tribunal et l’autre sur un pont de chemin de fer. Si La Protesta et la FORA critiquent sévèrement les actions violentes, La Antorcha y est favorable mais sur une défense «innocentiste», Culmine, le journal publié par Di Giovanni, assume les actes de violence politique. La foisonnante presse anarchiste – souvent éphémère – est partagée sur le sujet. À cette même date, le Comité de Agitacion Pro Libertad de Radowitzky publie, avec des syndicats ouvriers et différents groupes anarchistes de Buenos Aires, une brochure intitulée Simon Radowitzky y el Presidio de Ushuaïa (Simon Radowitzky et le bagne d’Ushuaïa). En 1929, le numéro 28 de Culmine fait sa première page sur lui, avec comme titre Pendant que Simon Radowitzky meurt… L’engagement et l’action demeurent nos moyens de lutte. Le numéro 29 de Culmine est presque entièrement consacré à Radowitzky. Cette même année, le texte de Radowitzky sorti en 1921 sous le titre La voz de mi conciencia est réimprimé. Une version en yiddish (Di shtime fun mayn gevisn) est édité par le Yidish Anarkhistishe Grupe de Buenos Aires.

En janvier 1930, un bateau s’échoue près d’Ushuaïa, avec à son bord des «personnalités influentes» à Buenos Aires. Les naufragés sont hébergés dans le bagne où ils croisent quelques prisonniers dont ils constatent les conditions d’enfermement et les travaux forcés auxquels ils sont soumis pour la construction de la piste de l’aérodrome local. Un journaliste venu à la rencontre des naufragés profite de son passage à Ushuaïa pour rencontrer le prisonnier 155, Radowitzky, qui lui dit : «Pour moi, c’est très agréable de pouvoir parler, par votre intermédiaire, aux compagnons qui s’inquiètent pour moi. Je me sens relativement bien. J’ai encore un peu d’anémie bien que depuis un an on ne m’inflige plus de punition. C’est que pendant les mois de novembre et décembre, nous avons fait 20 jours de grève de la faim pour protester contre la conduite inhumaine du gardien, qui a puni pour une altercation sans importance un prisonnier et l’a blessé. La protestation par la grève de la faim a donné des résultats. Le gardien est suspendu». Dans cet entretien il donne de tristes nouvelles de quelques compagnons anarchistes. Ainsi de Andreï Babby, un biélorusse de Bukovine né du coté autrichien de la frontière en 1883 et arrivé en 1913 en Argentine. Arrêté en mai 1919 après un braquage manqué contre un bureau de change où un flic meurt et un autre est blessé lors d’un échange de tirs. Peu après, Boris Wladimirovich – né en Russie dans une famille d’aristocrates en 1876 et arrivé en 1909 en Argentine – est arrêté et accusé d’être le complice de Babby. Les deux anarchistes sont condamnés à la perpétuité et envoyés au bagne d’Ushuaïa pour ce braquage qui, selon eux, devait financer le lancement d’un journal. En mauvaise santé, Wladimirovich ne résiste pas aux mauvais traitements que les matons lui infligent après l’avoir accusé d’être le commanditaire – depuis la prison – de l’assassinat d’un membre de la Ligue Patriotique Argentine, Pérez Millan, en novembre 1925. Babby est, selon Radowitzky, devenu fou et a été transféré dans un hospice. L’envoyé de Critica obtient un message par écrit de Radowitzky : «Compagnons travailleurs : Je profite de la gentillesse du représentant de Critica pour vous envoyer un salut fraternel depuis ce lieu lointain où la fatalité s’acharne sur les victimes de la société actuelle».

Afin de bénéficier du vote des ouvriers, les conseillers du président Yrigoyen essayent de l’inciter à gracier Radowitzky à quelques jours des élections des députés du 2 février 1930, comme il l’avait promis avant sa première élection en 1916. Mais il refuse. Les Radicaux perdent ces élections. Grâce aux contacts avec des groupes anarchistes nord-américains, les soutiens de Radowitzky retrouvent ses parents. Critica publie une lettre du père de Simon, Nahman Radowitzky, datée du 17 février 1930 et postée de Milwaukee aux États-Unis, adressée au directeur du journal et dans laquelle ses parents demandent à pouvoir «revoir leur fils en liberté avant de mourir». La pression sur le président Yrigoyen est de plus en plus pressante hors des cercles anarchistes. Dans la matinée du 13 avril, la FORA et la fédération ouvrière locale de Buenos Aires organisent un meeting «Pour la libération de Radowitzky» lors duquel les intervenants se succèdent à la tribune pour demander sa grâce. Yrigoyen officialise sa décision d’amnistier Radowitzky au cours d’une audience le 14 avril 1930 avec Salvadora Medina Onrubia. Libertaire, féministe et écrivaine, elle écrit pendant des années de nombreux articles, lettres publiques et organise des rencontres avec des «personnalités politiques» pour demander son amnistie. Elle est soupçonnée d’avoir financé l’évasion de 1918. Elle restera en contact, par lettres, avec Radowitzky jusqu’à la mort de celui-ci. Tous les journaux de la mi-journée en font leur une : «Simon Radowitzky a été gracié». Pour minimiser les retombées politiques, Yrigoyen a gracié 110 prisonniers, dont Radowitzky. Les nationalistes argentins et une partie de la presse conservatrice argentine critiquent cette décision. L’armée et la police manifestent leur mécontentement et rappellent qu’en aucun cas elles ne permettraient que Radowitzky foule le sol argentin. Les plus extrémistes menacent même de l’exécuter. Afin de ménager ses oppositions, Yrigoyen décide que Radowitzky doit être exilé directement à sa sortie du bagne. Radowitzky patiente encore une semaine au bagne, avec ses compagnons d’infortune, en attendant le bateau qui le ramènera, croit-il, à Buenos Aires. Lors de son embarquement, une cinquantaine de soldats conscrits lui font une haie d’honneur, le félicitant et l’encourageant. D’après un historien argentin, «celui qui organisa cette réception était le frère du fameux nationaliste Pérez Millan, tueur de l’anarchiste Wilckens, qui faisait son service militaire à Ushuaïa».

The Milwaukee Journal du 7 mai 1930, un journal libéral étasunien, consacre un article à la libération de Radowitzky dans lequel il décrit la joie et l’inquiétude – évidentes – de ses parents et de son frère. Il y précise que le frère est propriétaire d’un petit magasin dans la ville et que la famille est enregistrée sous le nom de Radoff.