Manifestations, pogroms & exil

Le 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, une manifestation d’ouvriers se dirige vers le palais du tsar pour demander des amnisties et des améliorations de leurs conditions de vie. L’armée tire sur la foule, tuant une centaine de personnes. Les ouvriers de la ville se mettent en grève, bientôt suivis dans toute la Russie. Ce «Dimanche rouge» ouvre une période de fortes contestations. Des soulèvements, des grèves, émeutes, meurtres et sabotages ébranlent la Russie jusqu’en octobre ; c’est ce que l’on a appelé la «Révolution de 1905». Durant cette année, les idées anarchistes se développent à Ekaterinoslav et dans ses faubourgs ouvriers (Amur, Chechelovka, Nizhnedneprovsk) parmi les travailleurs, qu’ils soient socialistes-révolutionnaires – déçus des choix politiques de leurs organisations – ou non. Tous les textes politiques sont alors imprimés et diffusés clandestinement. S’inspirant d’une part d’un passé récent où la violence et l’assassinat politiques sont des évidences partagées par la plupart des révolutionnaires, et d’autre part des théories sur la grève générale et l’action directe d’un anarchiste comme Kropotkine ou d’une pratique ouvrière de résistance et d’entraide, nombre d’ouvriers anarchistes s’organisent collectivement. Dans toutes les grandes villes du sud de la Russie se multiplient les attaques menées par des groupes d’anarchistes décidés à en découdre. Elles sont tout autant un moyen d’autodéfense pour les ouvriers contre les milices patronales et les flics, qu’un outil de propagande anarchiste qui vise à une révolution par l’élimination de leurs ennemis et la destruction de tous les rouages du système. L’un d’eux, le Groupe de Travailleurs Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav – auquel appartient Zubariev – se forme en juin dans le but de répandre la terreur parmi «les vampires du travail [qui] doivent bien comprendre qu’à partir de maintenant leur festoiement continuel est troublé une bonne fois pour toutes. Que toujours, où qu’ils aillent, la main de l’anarchiste vengeur sera suspendue au dessus d’eux, comme l’épée de Damoclès toujours prête à trancher, pour les prendre par surprise lors d’un agréable banquet, dans un club, un restaurant ou dans les rues pleines de monde, dans leurs voitures, dans un train, lors d’une réunion, durant leur service ou dans leur propre maison. Ils ont joui de trop de tranquillité, ils ont trop usé les nerfs du prolétariat et sucé son sang. Le temps de payer est arrivé». [texte complet en annexe] Le 4 octobre, le Groupe de Travailleurs Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav pose une bombe dans la maison d’un industriel à Amur, le tuant sur le coup [texte de revendication en annexe]. Un passage extrait du livre Les anarchistes russes écrit par l’universitaire «anarchophile» américain Paul Avrich donne une idée de la situation sociale et politique dans la région où Radowitzky vit, travaille et lutte : «Pavel Golman, jeune ouvrier de Ekaterinoslav, est assez représentatif du terroriste d’alors. Fils d’un gendarme de village, il est employé aux chemins de fer de Ekaterinoslav ; en 1905, après avoir milité dans les rangs des Socialistes Révolutionnaires, puis des sociaux-démocrates, il adhère à Tchernoe Znamia (Drapeau Noir). «Ce ne sont pas les discours qui m’ont fait embrasser la cause anarchiste, expliquait-il, c’est la vie elle-même» Golman fait partie du comité de grève de son entreprise et se bat sur les barricades durant la grève générale d’octobre. Il prend bientôt part aux expropriations et participe aux sabotages du réseau de chemin de fer dans les environs d’Ekaterinoslav. Blessé par une de ses bombes [lors d’une action, avec Zubariev, contre un train censé transporter un ministre], il est arrêté et transporté à l’hôpital sous bonne garde. Ses compagnons organisent une expédition pour le libérer, mais ils échouent ; Golman se suicide d’un coup de revolver. Il a vingt ans». À Ekaterinoslav, les anarchistes sont particulièrement présent dans les ateliers ferroviaires et les usines Ezau, Briansk ou Shoduar. Radowitzky travaille alors de nouveau à Briansk. Début octobre 1905, il oblige, armé d’un pistolet, le conducteur de la chaudière de l’usine à tirer la sirène, signal convenu pour le début de la grève générale. Les ouvriers partent en manifestation, rejoints par ceux d’autres usines. À partir du 11 octobre, affrontements et barricades deviennent le quotidien des grévistes face aux militaires et aux flics. Armes à la main, ils résistent. On compte plus de 100 morts dans les deux camps en une semaine. Le 23 octobre, l’armée, dans une ambiance de répression et de pogroms meurtriers, tire sur les ouvriers de l’usine Briansk, faisant trois blessés. En représailles, un chef de Briansk sera abattu par l’anarchiste Mezhenniy le 26 mars 1907. La grève s’achève et la répression s’accentue. Dénoncé, Radowitzky est recherché par les flics. Sa famille et ses compagnons l’aident à quitter le pays. Il se rend en Galicie (alors austro-hongroise) et s’installe dans la ville de Lemberg (actuelle Lviv dans l’ouest de l’Ukraine). L’année 1906 est particulièrement mouvementée autour d’Ekaterinoslav : entre janvier et mars, des groupes d’ouvriers anarchistes-communistes enchaînent les expropriations et diffusent largement textes et journaux. L’été est la saison des bombes et des armes contre les ennemis : deux hauts responsables de la police et de l’armée sont abattus, de même que trois responsables d’usines, dix gardes et gendarmes ainsi que quelques balances ou infiltrés. Une dizaine de flics sont blessés au cours des attaques. Mais les arrestations et les morts ont finalement raison du Groupe des Ouvriers Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav à la fin de l’année 1906. Selon les chiffres, sur quatre vingt quinze d’entre eux, onze sont des femmes, tous sauf deux sont d’origine ouvrière ou paysanne. Tous et toutes de nationalités diverses, ils sont ouvriers ou petits artisans (cordonnier par exemple). Un seul a plus de vingt-cinq ans. Les rescapés continuent la lutte et d’autres groupes se forment. Loin de cette agitation, Radowitzky vit à Lemberg et prend part aux luttes sociales. De l’autre côté de la frontière, en Haute Silésie (Prusse), des mineurs se lancent dans une grève générale. Un groupe de réfugiés russes, dont Radowitzky, décident de mener une action de sabotage pour les soutenir. En arrivant à la gare de Kattowitz, le groupe est accueilli par les grévistes avec qui ils fraternisent. Les flics, suspicieux d’une action possible, tentent d’interpeller le petit groupe mais en sont empêchés par les grévistes. Radowitzky est finalement arrêté quelques jours plus tard et expulsé à Varsovie (alors russe). Il risque, maintenant qu’il a plus de seize ans, d’être déporté en Sibérie ou condamné à mort à la prochaine arrestation. Il se procure de faux papiers et s’embarque à Riga (actuelle Lettonie) pour l’Argentine via l’Allemagne et la Grande-Bretagne, ou selon d’autres sources, via les États-Unis. Les principaux réseaux de migrants russes sont alors les bureaux de recrutement mis en place en Europe par le gouvernement argentin pour alimenter sa politique migratoire, les réseaux clandestins d’entraide aux révolutionnaires persécutés en Europe de l’Est ou ceux de la Jewish Colonization Association. Nous ne savons pas si Radowitzky a utilisé l’un d’eux.

Il débarque dans le port de Buenos Aires en mars 1908.