La belle

La nouvelle de l’évasion de Radowitzky arrive à Buenos Aires le 9 novembre 1918, deux jours plus tard, après neuf années d’enfermement. Les messages pour préparer cette évasion ont transité via une bible ! Sous de fausses identités, et aidé par les anarchistes chiliens Ramon Cifuentes et Ernesto Medina, A. Barrera arrive dans la ville chilienne de Punta Arenas le 20 septembre. Ils louent une embarcation avec un équipage réduit à deux personnes sous le prétexte d’un voyage à travers les canaux fuégiens pour mieux en connaître les paysages. Le 31 octobre, le bateau fait cap vers Ushuaïa sous le commandement de Pascual Rispoli, un contrebandier habitué à naviguer dans le labyrinthe de ces canaux. Barrera et l’équipage arrivent près du bagne dans la nuit du 4 au 5 novembre. D’après un journaliste de l’époque, le 7 novembre au matin «Radowitzky travaille alors comme mécanicien dans l’atelier du bagne. Tout a été calculé méthodiquement. Là, il y a le gardien auxiliaire qui lui laisse son uniforme. Un quart d’heure après être rentré dans l’atelier, Radowitzky sort du bagne en traversant la ligne des sentinelles armées. Il est un nouveau gardien lui aussi en uniforme… Il traverse le cimetière où sont les autres, définitivement morts, pour aller où il sait que l’embarcation l’attend…» Radowitzky embarqué, le bateau fait demi-tour en direction des côtes chiliennes. L’idée est de cacher le prisonnier évadé pendant plusieurs mois dans un refuge côtier mais Radowitzky préfère se diriger directement vers Punta Arenas où il pense pouvoir bénéficier de soutiens. Après quatre jours de navigation, le bateau est intercepté par un navire de la marine chilienne et tout l’équipage arrêté quelques instants après que l’ex-prisonnier ne se jette dans l’eau gelée pour fuir. Il est retrouvé quelques heures après, arrêté et transféré rapidement vers le bagne. Un article fait mention de la mort d’un flic chilien lors de cette arrestation mais nous n’avons pu retrouver la source de cette information. Pour sa participation à cette évasion, Barrera est emprisonné jusqu’en décembre 1919 à Ushuaïa. De retour au bagne, Radowitzky évite de peu le lynchage de la part des matons mais n’échappe pas à la mise à l’isolement. «Du 30 novembre 1918 jusqu’au 7 janvier 1921, je suis resté entre quatre murs, sans voir la lumière du jour et avec une demie ration. Et avec celle-là, je souffrais de quatre périodes d’isolement passées. La première fut de mars 1912 à octobre 1913, la seconde de février à décembre 1914, et la troisième d’octobre 1915 jusqu’au 25 mai 1916. À chaque fois que je rentrais à l’isolement, j’avais d’abord vingt ou trente jours au pain sec et à l’eau». Sa santé se dégrade. Le 3 janvier 1921, Victor Baron Peña, inspecteur de justice, arrive à Ushuaïa et demande à rencontrer Radowitzky, avec lequel il discute et à qui il assure que les choses vont changer ! Ensuite il visite le bagne et particulièrement le pavillon 5 qui renferme ceux qui croupissent à l’isolement au cachot, moribonds et affamés. Aucun n’a le droit à des soins : Radowitzky souffre de la gorge. Deux matons sont suspendus et six autres virés. Toutes les peines de cachot pour les prisonniers du pavillon 5 sont levées le 7 janvier. Rapidement, sous prétexte de changer de règlement, les choses reviennent comme elles étaient auparavant. Radowitzky est mis à l’isolement, au pain sec et à l’eau, et tous ses papiers sont confisqués. Dans un texte publié en 1921 dans le journal Tribuna Obrera (Tribune Ouvrière), puis dans La Protesta, il raconte le sort réservé aux prisonniers de Ushuaïa. Grâce à une souscription populaire ce texte est imprimé à 30 000 exemplaires sous le titre La voz de mi conciencia (La voix de ma conscience). Sur ses conditions de détention, le journal Culmine publie en italien Gli orrori della Siberia argentina (Les horreurs de la Sibérie argentine). En mars 1921, l’anarchiste Eva Vivé de Garcia Thomas tente un recours, sans lendemain, devant la justice pour obtenir son transfert dans l’hôpital pénitentiaire de Buenos Aires. Lors des grèves de 1921 en Patagonie, l’ouvrier Santiago Gonzalez est fusillé par les militaires le 28 décembre pour le motif d’avoir en sa possession un exemplaire de La voz de mi conciencia.