Remous en Ukraine

Szymon Radowicki ou Simon Radowitzky (orthographe fixée par son usage en Argentine et dont l’origine semble polonaise) naît dans une famille juive pauvre installée dans le hameau de Stepnitz (en yiddish, actuel Stepantsi en Ukraine) au sud-est de Kiev. L’Ukraine est alors une province de l’empire russe. Sa date de naissance n’est pas connue précisément ; selon les documents consultés, il serait né le 10 septembre ou novembre 1889 ou 1891. Sa pierre tombale indique 1889 mais ne dit rien sur le mois. Situé dans ces régions de l’Europe orientale qui sont sous domination autrichienne, russe ou polonaise selon les époques, Stepnitz est un shtetl (terme yiddish signifiant petite ville), ces communautés quasi-autarciques (du hameau au quartier de villes) où vivent les juifs d’Europe de l’Est. Si l’autarcie est économique et contrainte par l’hostilité alentour, l’espace yiddish est perméable aux remous de son temps. Traversé et divisé face aux mouvements révolutionnaires, aux nationalismes, à la religion, aux utopies, aux sionismes… Il tremble de ces migrations vers les centres industriels et de son entrée dans le monde ouvrier. Ces communautés sont régulièrement attaquées lors d’épisodes de violences appelés pogrom, particulièrement sur le territoire de l’actuelle Ukraine dans les années 1881-1884 et 1903-1906. Des milliers de personnes assassinées et autant de villages détruits poussent de nombreux juifs à migrer pour fuir la misère à laquelle s’ajoutent régulièrement ces violences. Au début du siècle, la famille Radowitzky s’installe dans la ville industrielle de Ekaterinoslav (actuelle Dnipro). À la fin du XIXème siècle, Ekaterinoslav, avec une industrialisation croissante, devient la quatrième ville du sud de la Russie après Kiev, Jarkov et Odessa. Les travailleurs, majoritairement dans l’industrie métallurgique, ont une journée de travail de 14 -15 heures dans des conditions extrêmement précaires : dans l’usine Briansk par exemple, 2 800 accidents du travail sont répertoriés en une seule année. Les ouvriers sont punis d’amendes, licenciés ou arrêtés pour les plus petites fautes, et la grande majorité des familles ouvrières habitent dans des rangées de maisons faites de terre et de paille. Le jeune Senka (diminutif de Simon) apprend un peu à lire et à écrire mais arrête rapidement l’école pour trouver un travail. Vers l’âge de dix ans, il devient apprenti serrurier chez un patron qui le loge sur une couchette sous la table de sa propre maison. Il se forge un début de convictions politiques en assistant à des discussions et à des rencontres organisées par la fille du serrurier, une étudiante. L’empire tsariste russe est alors traversé par de multiples contestations sociales et politiques. Face à l’exploitation et à la répression se dressent des révoltes ouvrières et paysannes, des grèves et des soulèvements, des destructions et des expropriations. Depuis la seconde moitié du XIXème siècle, l’agitation révolutionnaire est un fourmillement de courants et de groupes politiques, d’actions collectives ou individuelles, violentes ou démonstratives, qui tourmentent l’empire. Les morts sont nombreux et les luttes féroces. Le pouvoir politique est attaqué au travers de grèves, de sabotages, de manifestations et d’affrontements mais aussi par des assassinats d’industriels, d’hommes politiques, de juges, de militaires et de flics.

Les prisons et les bagnes se remplissent et se désemplissent au fil des arrestations, des morts et des évasions. À Ekaterinoslav, les premières traces de propagande anarchiste datent de 1904. Cette année là, Simon Radowitzky est condamné à quatre mois de prison – car mineur – pour avoir diffusé de la propagande socialiste. En juin 1904, les ouvriers de Ekaterinoslav décrètent la grève générale pour obtenir la journée de dix heures. Simon est blessé au torse lors d’affrontements avec l’armée : il met six mois à récupérer. Peu de temps après, il est embauché dans l’usine sidérurgique Briansk dans laquelle il est élu «secrétaire-adjoint» au conseil ouvrier (futur soviet). Il renonce rapidement à cette charge pour cause de désaccord politique avec un délégué socialiste. Il passe ensuite six mois en prison pour avoir désarmé de son sabre et de son pistolet un soldat ivre. La peine prononcée est de trois années de déportation à Arkhangelsk mais son père obtient sa libération en raison de son jeune âge. Lors de ce passage en prison, Simon rencontre Fedosey Zubariev, un ouvrier anarchiste très actif avec qui il sympathise : «Dans cette prison, j’ai connu Fedosey Zubariev, un anarchiste très populaire qui jouissait d’une reconnaissance croissante auprès des ouvriers. Après notre libération, nous nous sommes rencontrés un jour dans la rue par hasard. Zubariev m’a exhorté à collaborer avec lui. Il avait écouté mon insignifiant discours pendant l’incident à l’usine et il pensait qu’avec ma manière de penser, j’étais plus proche de l’aile radicale du mouvement ouvrier. Moi, pourtant, j’étais encore un enfant ; la confiance qu’un combattant expérimenté m’offrait, me remplissait d’orgueil et j’acceptais la main que l’on me tendait». Faut-il en conclure que Radowitzky se joint à lui dans un groupe anarchiste ? Rien n’est moins sûr. «Au fond, j’en savais très peu sur les différentes théories révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. Par intuition plus que pour toute autre raison, je pris pour compagnons de lutte les plus radicaux des gauchistes. Parmi eux, je trouvais la réponse que j’attendais à mes angoisses quant à la lutte et à mes désirs sociaux. Les anarchistes se dirigeaient vers chacun de nous, nous demandant avant tout de nous délivrer des préjugés contractés, effectuant ainsi la libération propre, cela allait bientôt contribuer grâce à l’action sociale, à l’œuvre d’émancipation générale. Une doctrine telle, avec mon propre tempérament recouvre entièrement l’activité sociale, sans que la politique du parti n’intervienne tant elle a porté préjudice à la libération de la classe ouvrière. Par sentiment et conviction, il y eut un enthousiasme de la libération et en fait, il appartenait instinctivement au mouvement libertaire avant de surmonter son existence. Ma participation dans les luttes sociales était complètement spontanée, c’était quelque chose que je portais dans le sang ; il surgit par ma propre initiative et j’étais seul inspiré par mon amour de la liberté et ma pulsion vers une activité révolutionnaire».