Judéo-argentins & gauchos juifs

Entre 1900 et 1914, environ 141 000 juifs de Russie émigrent en Argentine, fuyant les pogroms, la répression politique et la misère économique. Juif est ici à entendre au sens de «issu des cultures yiddish», sans lien obligatoire avec les pratiques religieuses mais puisant ses racines dans les judaïsmes d’Europe centrale et orientale. La culture yiddish est née d’un processus de sécularisation de ces judaïsmes, et dont la langue germanique – souvent écrite en caractères hébraïques – s’est chargée de termes de l’hébreu et des langues environnantes. L’empire russe reconnaît alors une nationalité juive. Riche culture yiddish que le nazisme détruira quasi totalement en Europe lors du génocide des juifs. De nombreux écrits, livres et journaux reflétant une diversité des idées et des débats sont édités dans cette langue. Face aux violences faîtes aux juifs en Europe, la Jewish Colonization Association (Association de Colonisation Juive – JCA) lance dès 1891 un programme d’installation de juifs de Russie et d’Europe de l’Est dans de vastes colonies agricoles en Argentine (et aussi en Amérique du Nord et au Canada) dans lesquelles ces «gauchos juifs» vivent et sont exploités. Les visées politiques de la JCA sont assez éloignées du projet sioniste qui n’est alors qu’une idéologie balbutiante. D’autres arrivent par des réseaux différents. Certains s’installent dans les villes. À Buenos Aires, la plupart d’entre eux se regroupent dans le quartier autour de la gare ferroviaire de Once de Septiembre (11 septembre), comme le font les autres communautés de migrants dans d’autres quartiers. Once est le centre politique et sociale pour bon nombre de judéo-argentins de Buenos Aires. Les anarchistes, nombreux parmi ces migrants, se fréquentent entre ressortissants des diverses communautés : argentins, italiens, espagnols ou catalans. Ils se divisent aussi entre anarcho-syndicalistes, individualistes, anarcho-communistes, partisans de l’action directe ou de la non-violence, etc. La bibliothèque russe est alors considérée comme le lieu de rencontre des anarchistes juifs, bien que d’autres tendances politiques s’y retrouvent également. À l’image de leurs pratiques politiques, individuelles ou collectives en Russie, les anarchistes juifs s’organisent sur le sol argentin, participent aux débats politiques et suivent l’actualité en Europe. Plusieurs journaux – parfois en langue yiddish – et associations existent alors en Argentine. Le syndicat Arbayter Farband (Union des Travailleurs), créé en 1909 à Buenos Aires par des anarchistes et socialistes juifs, est très critique des politiques «féodales» menées par la JCA dans les colonies agricoles, et est présent parmi les ouvriers juifs dans les villes argentines. Influencés par les écrits du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer, certains militent aussi pour la création d’écoles juives laïques, en langue yiddish. Sous l’impulsion de la Yidishe Ratsionalistishe Gezelshaft (Association Rationaliste Juive), la première école, la Fraye Idische Shule (École Juive Libre), ouvre quelques années plus tard. Bourevestnik – « L’oiseau annonciateur de tempête » titre d’un poème de Maxime Gorki dont le dernier vers est «Que la tempête éclate avec plus de force» – est un des ces groupes d’anarchistes russes, juifs ou non, présents aussi lors de la manifestation du 1er mai 1909. Sur leur banderole est inscrit «Mort au Capital et longue vie aux Anarchistes-Communistes», «Mort aux Cosaques» – en référence aux forces armées supplétives russes. La répression n’épargne pas ces milieux anarchistes juifs qui voient leurs locaux fermés, leurs journaux interdits et leurs militants emprisonnés. Le 1er mai 1909 et la Semaine tragique de janvier 1919 se soldent par la destruction de matériel, l’incendie de locaux, sans compter les interdictions habituelles et les lynchages par les milices patriotiques, dans un mélange de violence politique et d’antisémitisme virulent. «Juif» et «Russe» deviennent synonymes lors des vindictes populaires, politiques ou médiatiques. La Bibliothèque russe est même détruite par les flammes. De la fin du XIXème siècle jusque dans les premières décennies du XXème, l’antisémitisme en Argentine s’alimente aussi de la présence d’un vaste réseau de proxénètes juifs – polonais, russes, ukrainiens – appelé Zwi Migdal et fondé par des «parias de la communauté» qui ont leurs propres synagogues ou carrés de cimetière. Cette «traite des blanches» gère plusieurs maisons closes, dont une dans le quartier de Once, avec pour prostituées de jeunes juives pauvres «importées» d’Europe de l’Est par le réseau qui les attire – ou les piège – avec des promesses d’une vie meilleure. Dans son livre consacré à la prostitution française à Buenos Aires, Albert Londres décrit dans un chapitre consacré spécifiquement aux «Polaks» une prostitution pour les plus pauvres ; contrairement à celle des Franchuchas (Françaises). S’il est un simple prétexte pour les antisémites, ce réseau de prostitution et le sort fait à ces jeunes femmes est la cible d’attaques régulières de la part des journaux, associations ou organisations juives argentines. Un réseau d’entraide est mis en place par des femmes pour venir en aide à ces prostituées. En dehors des organisations de langue yiddish ou s’affirmant juives, et bien loin des institutions religieuses, de nombreux juifs et juives s’impliquent dans la création de syndicats, dans la mise en place de journaux, dans des associations de défense de prisonniers, dans l’action directe, etc. Ils représentent une part importante de ceux envoyés en prison ou au bagne pour des motifs politiques. Simon Radowitzky est l’un d’entre eux.