L’Argentine des migrations

De 1880 à 1916, les gouvernements conservateurs se succèdent en Argentine, ancienne possession espagnole devenue indépendante en 1810. Figueroa Alcorta arrive au pouvoir le 12 mars 1906, dans la lignée de Manuel Quintana sous le mandat duquel il était vice-président. Cette «République conservatrice» se lance dans l’adaptation de l’économie argentine aux besoins européens avec l’aide de capitaux britanniques : extension des réseaux ferroviaire et portuaire, investissement dans les secteurs de l’élevage et de l’agriculture à grande échelle, modernisation de nombreuses industries… Le besoin de main-d’œuvre est alimenté entre 1870 et 1930 par une politique de migration majoritairement d’Européens, fuyant misère économique, répression politique ou cherchant des jours meilleurs. Durant cette période, environ trois millions d’entre eux, dont près de la moitié de femmes, immigrent en Argentine ; mais tous n’y restent pas – en 1914, un tiers de la population argentine est immigrée. Si une grande majorité arrive avec les mêmes carcans culturels et la même morale religieuse que les Argentins, une partie de ces migrants et migrantes apporte aussi avec eux les pratiques et les théories révolutionnaires naissantes en Europe. La lutte contre l’exploitation économique, la domination masculine, la famille, la religion – pour ne citer que celles-ci – sont des problématiques qui traversent diversement les différents groupes qui se constituent. Certains s’affirment socialistes ou anarchistes, d’autres plus spécifiquement féministes, antimilitaristes, etc. De chacune de ces approches naissent des collectifs de lutte, de réflexion ou d’entraide, parfois de façon éphémère. Qu’ils s’installent dans des zones rurales ou urbaines, ces migrants se retrouvent de nouveau face à des conditions de vie et de travail qui ne sont pas sans rappeler leur exploitation en Europe. Mêmes causes, mêmes conséquences : les ouvriers commencent à s’organiser dans des sociétés d’entraide et le premier syndicat professionnel, celui des typographes, naît en 1857. L’année suivante, à peine cinq ans après l’abolition officielle de l’esclavage en Argentine, des afro-argentins – descendants d’esclaves africains – lancent le premier journal ouvrier, El Proletario. Dès 1860, des journaux et des associations voient aussi le jour en italien, en français ou en russe. Parallèlement aux restructurations économiques et politiques, les systèmes judiciaire et pénitentiaire s’adaptent. En juillet 1873, une colonie pénitentiaire est installée près de la petite localité de Ushuaïa (quelques centaines de personnes à cette époque, et plus d’un millier en 1940), dans la partie argentine de l’île de Tierra del Fuego – région colonisée par les missionnaires britanniques puis les autorités argentines au prix d’un «ethnocide» des populations autochtones. Dans cette région, les saisons sont peu marquées et le climat est froid toute l’année avec des températures comprises entre 0 et 10°. La brume et la neige apporte une humidité constante et des vents très violents balayent parfois les côtes. Par ces conditions climatiques et son éloignement carcéral, cette région devient la «Sibérie argentine». L’ingénieur Catello Maratgia est nommé directeur de la colonie pénitentiaire en 1900, lorsqu’elle devient officiellement bagne pour récidivistes. La première pierre est posée en 1902 par les prisonniers eux-mêmes, mis aux travaux forcés. Tentatives d’évasions et mutineries contre les conditions de détention se multiplient. Le bagne des «récidivistes», sous autorité directe de l’armée, est construit et vient s’ajouter à l’ensemble des cellules déjà présentes dans les commissariats et les pénitenciers.

Tout au long de la traite atlantique des esclaves africains, Buenos Aires est un port de transit incontournable dans ce trafic. Du XVIème siècle à son interdiction progressive au cours du début du XIXème siècle, puis son abolition en 1853, les colons européens mirent en esclavage des personnes venues essentiellement d’Afrique de l’ouest dans des exploitations agricoles et minières sur tout le territoire argentin. Dans certaines provinces argentines, les esclaves africains représentent plus de 50% de la population. Certains d’entre eux sont «employés» dans des forces armées supplétives au fort taux de mortalité, exclusivement constituées de noirs et de mulâtres, et distinctes des autres. D’autres sont «employés» dans l’artisanat par un petit patron. Dans la première moitié du XIXème siècle à Buenos Aires, ils sont environ 30% de la population de la capitale argentine. Malgré l’abolition formelle, la ségrégation et le racisme restent le quotidien de ces afro-argentins dont les conditions sociales font d’eux les plus défavorisés d’Argentine. L’afflux de migrants européens, les épidémies répétées, les pertes militaires, une mortalité accrue chez les plus pauvres, le métissage et les migrations vers l’Uruguay sont avancés pour expliquer la forte diminution de la population afro-argentine au long de la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’à ne représenter officiellement que 2% de la population totale en 1887. Des phénomènes d’urbanisation et de pauvreté poussent nombre de ceux vivant dans les régions agricoles à s’installer dans les centres urbains pour y former une sorte de sous-prolétariat ségrégué. Les influences afro-argentines sur la culture populaire urbaine sont alors telles qu’elles alimentent, aux côtés de la mazurka ou de la valse, la naissance du tango et de son argot lunfardo par l’apport de termes issus de langues africaines. Après la parution de El Proletario, une vingtaine d’autres journaux afro-argentins voient le jour dans les décennies suivantes. Le terme raciste de negro en vient progressivement à désigner aussi les déclassés, les marginaux et plus généralement tous les travailleurs pauvres, afro-argentins ou non.

Des raisons identiques à celles évoquées pour le déclin démographique des afro-argentins sont données pour expliquer celui des populations amérindiennes d’Argentine. Les métissages dans certaines régions et la multiplication des exploitations de bétail sur de grandes étendues ont donné lieu à l’apparition des gauchos. Désignant tout aussi bien le propriétaire d’un ranch, l’ouvrier ou le gardien de troupeau, ou sa femme, ce terme générique cache des disparités sociales énormes et une réalité bien différente de l’imaginaire populaire qui en fait parfois un symbole de liberté.