Répression policière du 1er mai 1909

Parce qu’il est le mois à la fin duquel les contrats de travail des ouvrières et ouvriers nord-américains prennent fin, les syndicats américains décrètent en 1884 le 1er mai journée de lutte et de grèves pour l’obtention de la journée de 8 heures de travail. Deux ans plus tard, après la manifestation du premier mai à Chicago, des grèves se poursuivent à l’appel de syndicalistes anarchistes et la répression s’abat sur les grévistes, faisant trois morts parmi eux. Le lendemain, le 4 mai, des centaines de manifestant s’affrontent avec les flics à Haymarket Square après la dispersion de la manifestation. Plusieurs d’entre eux sont tués par une bombe lancée dans leur direction et sept sont blessés par les manifestants en colère. Cinq anarchistes sont arrêtés et condamnés à mort, trois autres sont condamnés à perpétuité. Des cinq condamnés à mort quatre sont pendus en 1887, le cinquième, Louis Lingg, se suicide en prison. Les trois condamnés à perpétuité sont graciés en 1893. Ces événements de Haymarket Square ont suscité alors de nombreuses manifestations à travers le monde en solidarité avec les ouvriers américains et le premier mai s’est progressivement imposé comme un moment pour manifester contre les conditions de travail et répondre aux violences faites aux grévistes. De part le monde les grèves et les manifestations sont toujours matées par la violence et se soldent souvent par des morts et des blessés du côté des manifestants. Si pour les plus réformistes des organisations politiques ou syndicales, le premier mai est l’occasion de mettre en avant, unitairement, les revendications liées aux conditions de travail, les plus radicaux et certains anarchistes y voient un moment de confrontation, voire de vengeance. D’autres s’organisent pour venger les morts et les blessés à l’image des compagnons de François Claudius Koënigstein, dit Ravachol, en réponse au sanglant premier mai 1891 à Fourmies. «S’ils utilisent contre nous des canons, nous utiliserons contre eux la dynamite» disait Louis Lingg du fond sa prison.

Ce premier mai 1909 ne s’annonce pas plus calme dans la capitale argentine. À l’appel d’organisations syndicales, socialistes ou anarchistes, les ouvriers convergent vers la place Lorea dans le centre de Buenos Aires. Petit à petit, la place se remplit. Des vitrines de magasins ouverts sont cassées, des receveurs et des conducteurs de tramways sont contraints d’arrêter le travail, des fiacres sont détruits et les chevaux relâchés. Les anarchistes, qu’ils soient argentins ou immigrés, russes, catalans, italiens ou français, sont présents en grand nombre. Les slogans et les banderoles sont en castillan, russe, allemand, italien ou yiddish. Simon Radowitzky et d’autres anarchistes russes sont bien sûr présents. Alors que la place est pleine, Falcon, le chef de la police, s’approche des manifestants qui, en réponse, lui hurlent des insultes. Le ton monte avec l’escadron de sécurité, surnommé «Cosaques» par les manifestants et mené par Falcon. Des affrontements éclatent. Après des combats de rue et des échanges de coups de feu, le bilan est de sept morts et une centaine de blessés. Presque tous de nationalité espagnole, italienne ou russe. La répression contre les milieux anarchistes est immédiate, des locaux sont fermés et des militants arrêtés. L’association Luz al soldado est durement réprimée car accusée d’être responsable des violences contre les magasins et les tramways. Les flics accusent les ouvriers russes de diffuser «des manifestes qui contiennent une propagande violente» et affirment avoir retrouvé dans les habits d’un des ouvriers morts un tract «en langue hébraïque» appelant «à l’assassinat et au saccage». Il s’agirait d’un tract de Burevestnik. L’ensemble des organisations syndicales – anarchistes ou non – déclarent la grève générale illimitée jusqu’à la démission de Falcon. À Buenos Aires, Rosario, La Plata et Bahia Blanca les grévistes sont en colère. Dans la capitale argentine, des conducteurs de tramways non-grévistes sont attaqués et blessés, une cinquantaine de véhicules sont détériorés, un contremaître des abattoirs est assassiné et une usine prise d’assaut. Malgré les affrontements avec l’armée et la police, et l’arrestation de vingt-cinq grévistes, plusieurs milliers de personnes se regroupent près de la morgue de Buenos Aires pour réclamer les corps de leurs compagnons. Évidemment, le président argentin Figueroa Alcorta soutient son chef de la police face à la demande de démission. Rapidement les services policiers annoncent l’arrestation de «neuf nihilistes russes». Lors des funérailles des morts de ce premier mai qui regroupent plusieurs dizaines de milliers de personnes, des affrontements ont lieu à la sortie du cimetière avec les militaires qui se soldent par quatre blessés et une vingtaine de personnes arrêtées. Si la grève recule, la tension reste forte. Trois ouvriers sont tués dans la rue quelques jours plus tard. En réponse, plusieurs bombes explosent contre des bâtiments officiels et des militaires sont attaqués au pistolet. Même un journal anarchiste comme La Protesta, peu favorable à la violence, n’hésite pas à désigner Falcon et à publier le 3 mai un article se terminant par «Mort à Falcon ! Vive l’anarchie !». Un groupe de défense des victimes russes est rapidement créé afin d’obtenir justice pour les morts du 1er mai.

Le 17 octobre 1909, José Matabosch et Pascual Primo Valero, deux anarchistes catalans, sont arrêtés pour avoir placé une bombe devant l’ambassade d’Espagne à Buenos Aires. Dans la matinée du 7 novembre Pavel Karachini, un ouvrier anarchiste de 25 ans originaire d’Odessa en Russie, tente de poser une bombe dans la cathédrale Carmen de Buenos Aires lors d’une célébration religieuse en la mémoire de Charles de Bourbon, successeur au trône d’Espagne mort en Italie en juillet de cette année. Agissant aussi en réaction à l’assassinat récent du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer par le pouvoir espagnol, Karachini est empêché par deux policiers qui l’arrêtent. Sofia Lisechevsky (ou Lisichsky), avec qui il habite et a deux filles, est elle aussi originaire d’Odessa. Arrivée deux ans auparavant, elle a connu la prison en Russie pendant quelques années pour ses activités anarchistes. Elle est convoquée pour des interrogatoires policiers. Karachini est accusé d’être le chef d’un groupe terroriste. Selon les dires policiers, Lisechevsky affirme avoir croisé Radowitzky chez elle le 13 octobre, jour de la manifestation à Buenos Aires pour protester contre la mort de F. Ferrer ; et qu’elle et Karachini le fréquentaient aussi la bibliothèque russe. Quelques mots du livre de P. Groussac, datant de 1914, laissent à penser que Karachini a sombré dans la folie au bagne.