Entre travaux forcés & pressions politiques

Les solidarités et la pression des organisations et de la presse anarchistes ne faiblissent pas. Des intellectuels argentins s’emparent du «cas Radowitzky» comme en témoigne le texte du même nom publié en 1928 par Ramon Doll, un avocat et écrivain proche des milieux socialistes, qui précise que «si le Président graciait aujourd’hui Radowitzky, il ne ferait rien de plus qu’anticiper par la grâce ce que en réalité Radowitzky pourrait obtenir de droit en 1930 en sollicitant sa liberté conditionnelle». En octobre 1928, s’ouvre une campagne publique pour la libération de Radowitzky. La FORA appelle à des grèves de solidarité et une réédition de La voz de mi conciencia, daté de 1921, est faite. Le 14 novembre 1928, date anniversaire de l’action de Radowitzky, deux bombes explosent à Rosario, une contre le tribunal et l’autre sur un pont de chemin de fer. Si La Protesta et la FORA critiquent sévèrement les actions violentes, La Antorcha y est favorable mais sur une défense «innocentiste», Culmine, le journal publié par Di Giovanni, assume les actes de violence politique. La foisonnante presse anarchiste – souvent éphémère – est partagée sur le sujet. À cette même date, le Comité de Agitacion Pro Libertad de Radowitzky publie, avec des syndicats ouvriers et différents groupes anarchistes de Buenos Aires, une brochure intitulée Simon Radowitzky y el Presidio de Ushuaïa (Simon Radowitzky et le bagne d’Ushuaïa). En 1929, le numéro 28 de Culmine fait sa première page sur lui, avec comme titre Pendant que Simon Radowitzky meurt… L’engagement et l’action demeurent nos moyens de lutte. Le numéro 29 de Culmine est presque entièrement consacré à Radowitzky. Cette même année, le texte de Radowitzky sorti en 1921 sous le titre La voz de mi conciencia est réimprimé. Une version en yiddish (Di shtime fun mayn gevisn) est édité par le Yidish Anarkhistishe Grupe de Buenos Aires.

En janvier 1930, un bateau s’échoue près d’Ushuaïa, avec à son bord des «personnalités influentes» à Buenos Aires. Les naufragés sont hébergés dans le bagne où ils croisent quelques prisonniers dont ils constatent les conditions d’enfermement et les travaux forcés auxquels ils sont soumis pour la construction de la piste de l’aérodrome local. Un journaliste venu à la rencontre des naufragés profite de son passage à Ushuaïa pour rencontrer le prisonnier 155, Radowitzky, qui lui dit : «Pour moi, c’est très agréable de pouvoir parler, par votre intermédiaire, aux compagnons qui s’inquiètent pour moi. Je me sens relativement bien. J’ai encore un peu d’anémie bien que depuis un an on ne m’inflige plus de punition. C’est que pendant les mois de novembre et décembre, nous avons fait 20 jours de grève de la faim pour protester contre la conduite inhumaine du gardien, qui a puni pour une altercation sans importance un prisonnier et l’a blessé. La protestation par la grève de la faim a donné des résultats. Le gardien est suspendu». Dans cet entretien il donne de tristes nouvelles de quelques compagnons anarchistes. Ainsi de Andreï Babby, un biélorusse de Bukovine né du coté autrichien de la frontière en 1883 et arrivé en 1913 en Argentine. Arrêté en mai 1919 après un braquage manqué contre un bureau de change où un flic meurt et un autre est blessé lors d’un échange de tirs. Peu après, Boris Wladimirovich – né en Russie dans une famille d’aristocrates en 1876 et arrivé en 1909 en Argentine – est arrêté et accusé d’être le complice de Babby. Les deux anarchistes sont condamnés à la perpétuité et envoyés au bagne d’Ushuaïa pour ce braquage qui, selon eux, devait financer le lancement d’un journal. En mauvaise santé, Wladimirovich ne résiste pas aux mauvais traitements que les matons lui infligent après l’avoir accusé d’être le commanditaire – depuis la prison – de l’assassinat d’un membre de la Ligue Patriotique Argentine, Pérez Millan, en novembre 1925. Babby est, selon Radowitzky, devenu fou et a été transféré dans un hospice. L’envoyé de Critica obtient un message par écrit de Radowitzky : «Compagnons travailleurs : Je profite de la gentillesse du représentant de Critica pour vous envoyer un salut fraternel depuis ce lieu lointain où la fatalité s’acharne sur les victimes de la société actuelle».

Afin de bénéficier du vote des ouvriers, les conseillers du président Yrigoyen essayent de l’inciter à gracier Radowitzky à quelques jours des élections des députés du 2 février 1930, comme il l’avait promis avant sa première élection en 1916. Mais il refuse. Les Radicaux perdent ces élections. Grâce aux contacts avec des groupes anarchistes nord-américains, les soutiens de Radowitzky retrouvent ses parents. Critica publie une lettre du père de Simon, Nahman Radowitzky, datée du 17 février 1930 et postée de Milwaukee aux États-Unis, adressée au directeur du journal et dans laquelle ses parents demandent à pouvoir «revoir leur fils en liberté avant de mourir». La pression sur le président Yrigoyen est de plus en plus pressante hors des cercles anarchistes. Dans la matinée du 13 avril, la FORA et la fédération ouvrière locale de Buenos Aires organisent un meeting «Pour la libération de Radowitzky» lors duquel les intervenants se succèdent à la tribune pour demander sa grâce. Yrigoyen officialise sa décision d’amnistier Radowitzky au cours d’une audience le 14 avril 1930 avec Salvadora Medina Onrubia. Libertaire, féministe et écrivaine, elle écrit pendant des années de nombreux articles, lettres publiques et organise des rencontres avec des «personnalités politiques» pour demander son amnistie. Elle est soupçonnée d’avoir financé l’évasion de 1918. Elle restera en contact, par lettres, avec Radowitzky jusqu’à la mort de celui-ci. Tous les journaux de la mi-journée en font leur une : «Simon Radowitzky a été gracié». Pour minimiser les retombées politiques, Yrigoyen a gracié 110 prisonniers, dont Radowitzky. Les nationalistes argentins et une partie de la presse conservatrice argentine critiquent cette décision. L’armée et la police manifestent leur mécontentement et rappellent qu’en aucun cas elles ne permettraient que Radowitzky foule le sol argentin. Les plus extrémistes menacent même de l’exécuter. Afin de ménager ses oppositions, Yrigoyen décide que Radowitzky doit être exilé directement à sa sortie du bagne. Radowitzky patiente encore une semaine au bagne, avec ses compagnons d’infortune, en attendant le bateau qui le ramènera, croit-il, à Buenos Aires. Lors de son embarquement, une cinquantaine de soldats conscrits lui font une haie d’honneur, le félicitant et l’encourageant. D’après un historien argentin, «celui qui organisa cette réception était le frère du fameux nationaliste Pérez Millan, tueur de l’anarchiste Wilckens, qui faisait son service militaire à Ushuaïa».

The Milwaukee Journal du 7 mai 1930, un journal libéral étasunien, consacre un article à la libération de Radowitzky dans lequel il décrit la joie et l’inquiétude – évidentes – de ses parents et de son frère. Il y précise que le frère est propriétaire d’un petit magasin dans la ville et que la famille est enregistrée sous le nom de Radoff.

Solidarités & propagande par le fait

Tous les journaux anarchistes continuent à parler régulièrement de Radowitzky. Il reçoit de nombreuses lettres et aussi quelques visites, dont Matilde Carreras, une anarchiste argentine vivant en Uruguay qui se fait passer pour sa concubine et lui transmet les courriers de ses compagnons de Buenos Aires. Dans une lettre datée de janvier 1921 adressée à la FORA, Radowitzky y explique l’acharnement qu’il subit et le traitement réservé à ses compagnons d’enfermement qui souffrent aussi de maladie et de malnutrition. «Pour l’anniversaire de mon évasion, un groupe de musique avait joué sous ma fenêtre de 8 heures à 11 heures du matin ; ainsi que l’après-midi de 13 heures à 18 heures ; eux s’amusaient à me rappeler la date de mon échec. Ces trente hommes avec un chef d’orchestre croyaient me déranger, me faire souffrir, mais moi je riais de la perversité de mes bourreaux. Par manque d’aliment, par manque d’assistance médicale (à ce moment, ils interdisaient au médecin l’entrée du bagne parce qu’il protestait contre l’usage abusif du cachot), par manque d’air et de lumière, je suis malade. J’ai sollicité l’infirmier et pour le faire venir, j’ai dû crier de la fenêtre mais les gardiens n’ont pas prévenu la garde et se sont excusés en disant qu’ils avaient oublié». L’année 1921 est secouée par une vague d’attentats anarchistes. L’anarchiste espagnol Andrés Vazquez Paredes est arrêté et condamné à la prison. Le 22 novembre 1923, armé d’un revolver, l’anarchiste Desiderio Funes tire et blesse Manuel Carles, le président de la Ligue patriotique argentine. En 1924, Miguel Arcangel Roscigna se fait employer comme gardien de prison afin de faciliter une évasion de Radowitzky. Il est dénoncé lors d’une assemblée ouvrière se tenant à Buenos Aires. Il est expulsé du bagne par les flics mais a le temps de mettre le feu à la maison du directeur. Roscigna explique : «En laissant de coté les détails, je dirai que surpassant mes prévisions, peu de temps après mon arrivée à Ushuaïa, je disposais déjà de tout le nécessaire pour préparer une évasion pour deux compagnons. J’étais content car mes aspirations étaient comblées – libérer au moins Radowitzky et un autre – j’ai communiqué la bonne nouvelle aux intéressés et je leur ai demandé de se préparer à l’avance pour cette fuite. Une joie immense envahie les deux camarades ainsi que le reste des compagnons et sympathisants de la population du bagne. Mais le résultat de la communication de cette décision est qu’ils insistèrent pour que je m’efforce à chercher des moyens pour faciliter la fuite du reste des prisonniers de délits sociaux. Je leur fis comprendre que des exigences telles, modifiaient l’entreprise commencée et seraient très difficile à suivre, prenant de grandes proportions, cacher, équiper et préparer le voyage de huit fuyards (volontaires). D’autre part, le risque que je cours d’être découvert ou d’échouer, je dois m’y préparer aussi». Né à Buenos Aires en 1891 dans une famille de migrants italiens arrivée en 1887, Miguel Arcangel Roscigna est un ouvrier métallurgiste, syndicaliste et anarchiste. Il se donne pour but de venir en aide financièrement aux prisonniers et de réunir des fonds en vue de préparer des évasions. Avec Andrés Vazquez Paredes et Emilio Uriondo, il participe en 1924 à un braquage avec le groupe Los Solidarios de Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Alejandro Ascaso et Gregorio Jover, et publie à partir de 1925 El Preso Social, le journal du comité d’aide aux prisonniers. Dans une lettre datée de juin 1924, Radowitzky raconte les brimades des matons membres de la Ligue Patriotique, la succession de périodes d’isolement au pain sec et à l’eau et les mises aux travaux forcés dans la carrière. «J’ai travaillé quelques jours, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils viennent pour m’enfermer de nouveau. Ils me mirent une autre période au pain sec et à l’eau et levèrent encore une fois la punition m’obligeant à travailler, aux travaux forcés. Toute tâche difficile et humiliante, ils me la gardaient. J’étais complètement isolé et avec interdiction de parler. Vu que maintenant j’entrai dans une période où le cachot, au pain sec et à l’eau, ne m’était plus pesant, ils voulaient en finir avec moi à force de travail et d’enfermement. Je n’écris pas cette lettre au son des plaintes ou des protestations ; non, ce n’est pas mon intention ; j’espère seulement te dire que ma persécution, je la dois à quelques individus qu’il y a ici et qui sont de la Ligue patriotique». Cette même année le bagne passe de l’autorité militaire à celle du ministère de l’Intérieur. En 1925, un journaliste qui a rencontré Radowitzky raconte : «Il a 34 ans et ça fait 16 ans qu’il est au bagne, et qu’il y fait toutes sortes de travail. Sa cellule est un modèle de propreté et on peut y voir quelques portraits de famille. Quand nous le rencontrons, il est un peu fiévreux et a enveloppé son cou dans une écharpe bleue. Il est volontaire pour parler, nous dirions presque loquace. Mais par moment, à cause de son manque d’habitude à tenir de longues conversations, il répète ce qu’il a déjà dit. Il est simple dans ses expressions et parfois quelques mots d’argot criollo lui échappent mais il se corrige de suite et s’excuse. Il sait qu’en tant qu’anarchiste il garde sa côte de popularité et que ses compagnons ont tressé une couronne de martyr sur sa tête, mais il dit que de telles manifestations le dérangent, qu’il n’a pas tué Falcon pour être célébré mais sous l’impulsion de ses convictions. Il reçoit de l’aide du groupe Afinidad en vivres et en médicaments, surtout toniques». Les actions de solidarité avec Radowitzky sont diverses. En 1927, Diego Abad de Santillan et Marcial Belascoain Sayos publient Simon Radowitzky, el vengador y el martir. Santillan est alors l’un des rédacteurs de La Protesta – et futur conseiller économique au ministère de l’économie de la Catalogne pendant la guerre d’Espagne ! Emilio Uriondo et Roscigna sont accusés, en juin 1927, d’avoir fabriqué une bombe planquée dans un livre et destinée au directeur du bagne d’Ushuaïa. Faute de preuves, Roscigna est relâché. Il déclare aux flics qu’il a abandonné ses «idées anarchistes, que sa participation aux luttes ouvrières est une histoire de jeunesse et qu’à 36 ans, il consacre désormais son temps à étudier l’aviculture, pour installer prochainement un élevage» ! Cette même année, Severino Di Giovanni et Paulino Scarfo fabriquent une bombe qu’ils cachent dans un colis de nourriture à destination de Juan José Piccini, directeur du bagne d’Ushuaïa. Prudent, le chef des matons déjoue le plan et n’est pas blessé lors de l’explosion. Le 24 décembre 1927, une bombe explose contre les banques nord-américaines First National Bank of Boston et National City Bank of New York. Di Giovanni écrit : «Nous revendiquons comme nôtre les attentats violents qu’il y a eu à l’encontre des deux institutions bancaires des États-Unis. Nous nettoyons d’une main ferme les éclaboussures de venins lancées contre des forgerons anonymes de la véritable action anarchiste : contre ces compagnons qui ont payé leur dette, que nous avions retrouvé avec les morts sous les coups de la ploutocratie nord-américaine. Ceux-là, ceux de la «violence franciscaine», ne sont pas dignes de réclamer la liberté de Simon Radowitzky. Eux ont l’âme et les mains salies par l’infamie et le crime, la lâcheté et le sang, et les héros purs – comme Simon Radowitzky – ne doivent pas être défendus et libérés par de tels vendus, par de tels porcs. Nous, en revendiquant le geste contre les deux banques nord-américaines, nous saurons aussi gagner la liberté du martyr de Ushuaïa par les actions de la lutte anarchiste.» Né en 1901 en Italie, Severino Di Giovanni, arrive en Argentine en 1923. Avec plusieurs autres anarchistes il participera à de nombreuses actions explosives contre des bâtiments officiels, des cibles liées au fascisme en Italie et à la répression contre les anarchistes, et à plusieurs braquages. L’argent collecté lors des expropriations servait entre autre à imprimer clandestinement des journaux, dont Culmine, et des textes, ainsi qu’à faire fonctionner une bibliothèque ambulante. La fratrie Paulino, Alejandro et America Scarfo sont des anarchistes «expropriateurs» liés à Severino Di Giovanni avec qui ils réalisent de nombreuses actions depuis 1927. America est aussi la compagne de Di Giovanni. Arrêtés, Di Giovanni et Paulino Scarfo sont condamnés à mort et fusillés début février 1931. America, encore mineure, est libérée. Manuel Gomez Oliver et Alejandro Scarfo sont condamnés à perpétuité en août 1929 pour une tentative d’attentat contre la cathédrale de Buenos Aires. Accusés d’en être les coauteurs, Pedro Mannina et les frères Simplicio et Mariano de la Fuente sont condamnés à quinze années de prison. En appel, les peines sont revues à la baisse faute de preuves. Alejandro est libéré en 1935 après quelques années de prison pour la tentative d’assassinat en novembre 1928 de Herbert Hoover, candidat à l’élection présidentielle aux États-Unis en visite en Argentine. America mourra à l’âge de 93 ans en 2006.

La belle

La nouvelle de l’évasion de Radowitzky arrive à Buenos Aires le 9 novembre 1918, deux jours plus tard, après neuf années d’enfermement. Les messages pour préparer cette évasion ont transité via une bible ! Sous de fausses identités, et aidé par les anarchistes chiliens Ramon Cifuentes et Ernesto Medina, A. Barrera arrive dans la ville chilienne de Punta Arenas le 20 septembre. Ils louent une embarcation avec un équipage réduit à deux personnes sous le prétexte d’un voyage à travers les canaux fuégiens pour mieux en connaître les paysages. Le 31 octobre, le bateau fait cap vers Ushuaïa sous le commandement de Pascual Rispoli, un contrebandier habitué à naviguer dans le labyrinthe de ces canaux. Barrera et l’équipage arrivent près du bagne dans la nuit du 4 au 5 novembre. D’après un journaliste de l’époque, le 7 novembre au matin «Radowitzky travaille alors comme mécanicien dans l’atelier du bagne. Tout a été calculé méthodiquement. Là, il y a le gardien auxiliaire qui lui laisse son uniforme. Un quart d’heure après être rentré dans l’atelier, Radowitzky sort du bagne en traversant la ligne des sentinelles armées. Il est un nouveau gardien lui aussi en uniforme… Il traverse le cimetière où sont les autres, définitivement morts, pour aller où il sait que l’embarcation l’attend…» Radowitzky embarqué, le bateau fait demi-tour en direction des côtes chiliennes. L’idée est de cacher le prisonnier évadé pendant plusieurs mois dans un refuge côtier mais Radowitzky préfère se diriger directement vers Punta Arenas où il pense pouvoir bénéficier de soutiens. Après quatre jours de navigation, le bateau est intercepté par un navire de la marine chilienne et tout l’équipage arrêté quelques instants après que l’ex-prisonnier ne se jette dans l’eau gelée pour fuir. Il est retrouvé quelques heures après, arrêté et transféré rapidement vers le bagne. Un article fait mention de la mort d’un flic chilien lors de cette arrestation mais nous n’avons pu retrouver la source de cette information. Pour sa participation à cette évasion, Barrera est emprisonné jusqu’en décembre 1919 à Ushuaïa. De retour au bagne, Radowitzky évite de peu le lynchage de la part des matons mais n’échappe pas à la mise à l’isolement. «Du 30 novembre 1918 jusqu’au 7 janvier 1921, je suis resté entre quatre murs, sans voir la lumière du jour et avec une demie ration. Et avec celle-là, je souffrais de quatre périodes d’isolement passées. La première fut de mars 1912 à octobre 1913, la seconde de février à décembre 1914, et la troisième d’octobre 1915 jusqu’au 25 mai 1916. À chaque fois que je rentrais à l’isolement, j’avais d’abord vingt ou trente jours au pain sec et à l’eau». Sa santé se dégrade. Le 3 janvier 1921, Victor Baron Peña, inspecteur de justice, arrive à Ushuaïa et demande à rencontrer Radowitzky, avec lequel il discute et à qui il assure que les choses vont changer ! Ensuite il visite le bagne et particulièrement le pavillon 5 qui renferme ceux qui croupissent à l’isolement au cachot, moribonds et affamés. Aucun n’a le droit à des soins : Radowitzky souffre de la gorge. Deux matons sont suspendus et six autres virés. Toutes les peines de cachot pour les prisonniers du pavillon 5 sont levées le 7 janvier. Rapidement, sous prétexte de changer de règlement, les choses reviennent comme elles étaient auparavant. Radowitzky est mis à l’isolement, au pain sec et à l’eau, et tous ses papiers sont confisqués. Dans un texte publié en 1921 dans le journal Tribuna Obrera (Tribune Ouvrière), puis dans La Protesta, il raconte le sort réservé aux prisonniers de Ushuaïa. Grâce à une souscription populaire ce texte est imprimé à 30 000 exemplaires sous le titre La voz de mi conciencia (La voix de ma conscience). Sur ses conditions de détention, le journal Culmine publie en italien Gli orrori della Siberia argentina (Les horreurs de la Sibérie argentine). En mars 1921, l’anarchiste Eva Vivé de Garcia Thomas tente un recours, sans lendemain, devant la justice pour obtenir son transfert dans l’hôpital pénitentiaire de Buenos Aires. Lors des grèves de 1921 en Patagonie, l’ouvrier Santiago Gonzalez est fusillé par les militaires le 28 décembre pour le motif d’avoir en sa possession un exemplaire de La voz de mi conciencia.

Le bagne d’Usuhaïa

Après un voyage de plusieurs semaines dans les cales humides d’un bateau, Radowitzky est débarqué à Ushuaïa. Il y retrouve plusieurs de ses compagnons anarchistes, enfermés pour des années dans ce lieu sordide conçu pour briser physiquement et psychologiquement tout ceux qui y sont envoyés. Avec tous les ans cette période d’isolement strict au pain et à l’eau. Pour autant, Radowitzky devient une sorte de symbole des luttes ouvrières menées par les syndicats anarchistes. Le 14 novembre 1913, La Protesta fait paraître un article demandant la libération de Radowitzky : le journal est temporairement interdit. L’auteur est condamné à trois années de prison et Apolinario Barrera – ami de Radowitzky et rédacteur du journal – à un an et demi pour «apologie de crime». Un chapitre en français, intitulé «La Terre de Feu», du livre de Paul Groussac, El viaje intelectual (Le voyage intellectuel), parle de sa rencontre avec Radowitzky en janvier 1914 lors d’un voyage dans la région. Groussac, loin d’être anarchiste, est le directeur de la Bibliothèque nationale argentine depuis 1885. «Le prisonnier 155 est, me dit-on, depuis hier (en réalité, depuis huit jours) au secret dans sa cellule, au pain sec et à l’eau, pour s’être refusé à saluer le surveillant général ; et celui-ci ne manque pas de me dépeindre à grands traits, sans doute un peu noircis, le caractère indiscipliné et rétif du jeune terroriste, qu’aucune rigueur n’a pu réduire et dont l’ascendant sur ses codétenus serait à redouter. J’obtiens de le voir, seul à seul, non sans quelque résistance, tant de l’administration, exceptionnellement pointilleuse, que du prisonnier, qui d’abord se refuse à l’entrevue, s’étant buté à cette idée que je dois être, non pas un simple touriste français, mais un inspecteur de ce gouvernement abhorré». Selon lui, ses «représentations tournent autour de ce refrain : «le bourgeois est pour le travailleur un ennemi irréconciliable qu’il faut détruire». J’ai beau lui opposer – outre la lâche infamie de son forfait – l’exemple de l’Europe, de sa Russie même, où la propagande par la violence et le meurtre individuel est tenue pour une méthode surannée, aujourd’hui remplacée par les grèves, etc. Il n’en démord pas». En mai 1918, La Protesta publie une brochure intitulée Le bagne d’Ushuaïa. Impressions d’un observateur dans laquelle l’auteur, Marcial Belascoain Sayos, un dramaturge anarchiste auteur de plusieurs pièces et essais, dénonce les conditions d’enfermement de Radowitzky et les violences des matons. Il est dédié «À mon ami Simon Radowitzky, comme une offrande. Aux vils sbires, comme une claque». Dans certains textes que nous avons consulté, le style de discours anarchiste est ponctué de terminologie religieuse. Le culte du martyr et du geste héroïque sont des rhétoriques que se partagent parfois théologie et discours révolutionnaires. Certains des textes anarchistes que nous avons parcouru parlent de Radowitzky comme d’une sorte de «saint laïc» ayant rejoint de son vivant le panthéon de ses illustres prédécesseurs ! À contrario de la justice et de la presse qui dressent de Radowitzky le portrait d’une sorte de brute-née, analphabète et irrécupérable, ce discours anarchiste parle d’un personnage lumineux qu’une bonté, une lucidité et une naïveté naturelles auraient – évidemment – poussé vers l’anarchisme et à vouloir sacrifier sa vie pour le seul bienfait du prolétariat ! Fin 1918, un autre dramaturge anarchiste, Luis A. Zinno, écrit Le martyr d’Ushuaïa sous-titré «un monologue dramatique social», une pièce en un acte et une scène relatant la situation de Radowitzky. Tout deux s’inscrivent dans la «tradition» d’un théâtre social anarchiste qui retrace l’histoire ouvrière. La brochure publiée par La Protesta suscite quelques remous parmi les politiciens argentins. Le président Yrigoyen ordonne une enquête administrative sur les mauvais traitements et trois matons incriminés sont finalement suspendus.

Procès d’un jeune anarchiste

Lors de son procès, Radowitzky dit avoir voulu faire son action quelques jours plus tôt mais y avoir renoncé pour ne pas provoquer de blessés parmi ceux qui n’étaient pas visés. Le matin du 14 novembre, il passe quelques minutes près du domicile de Falcon avant de prendre la décision de le tuer ce jour-là. Selon lui, il a dans un premier temps projeté de tuer le président F. Alcorta mais face aux difficultés pour atteindre cette cible, il choisit Falcon. Il réaffirme être le seul à être au courant de son projet d’attentat malgré des témoins qui signalent la présence d’une autre personne au coin de la rue. D’après le livre Los gallegos anarquistas en la Argentina de Carlos Panelas, publié en 1996 à Buenos Aires, l’action est préparée avec Andrès Vazquez Paredes et Eduardo Maria Vasquez Aguirre, selon les dires du petit-fils de ce dernier. Ces deux anarchistes d’origine espagnole, adeptes de la propagande par le fait, seront très actifs en Argentine et en Uruguay dans les années 20 et 30. Il fut décidé entre eux tous que l’action serait réalisée par Radowitzky en raison de son jeune âge, ce qui le ferait échapper à la peine de mort en cas d’arrestation. Lors du procès, Radowitzky explique qu’il a confectionné seul la bombe dans les ateliers de «son» usine. Sa rencontre en 1905, dans une prison russe, avec l’anarchiste Fedosey Zubariev fut peut-être formatrice sur le sujet.

Dans la partie adverse, le procureur mélange les argumentaires et voit en Radowitzky un tueur-né. «La physionomie de l’assassin possède des caractères morphologiques démontrant tous les stigmates du criminel. Développement excessif de la mâchoire inférieure, proéminence des arcs zygomatiques et sourciliers, dépression du front, regard menaçant, légère asymétrie faciale, tous ces points constituent les caractères somatiques qui révèlent en Radowitzky le type même du délinquant». Il fait de lui une victime : «Parias des absolutismes politiques, soumis au pouvoir discrétionnaire du maître, persécutés et massacrés par l’ignorance et le fanatisme du peuple qui voit en l’israélite un ennemi de la société, ils émigrent finalement comme Radowitzky, après avoir subi des condamnations du simple fait de professer des idées subversives». Dans une volonté d’établir une pathologie psy, les «spécialistes» expliquent qu’ayant été témoin dans sa jeunesse d’un pogrom et que, adolescent, il se soit retrouvé au cœur des mouvements sociaux en Russie, il a fait siennes les idées de violence et d’anarchie. Référence est même faite à un frère cadet, interné à l’asile de Fujan dans la province de Buenos Aires, qui serait la cause, selon la justice, de la fragilité «psychologique» de Radowitzky. L’enjeu principal de ce procès est l’âge exact de l’accusé dans un pays où la majorité légale est fixée à 22 ans. Des toubibs sont appelés en renfort pour examiner son pénis et ses poils pubiens afin de déterminer son âge. Obtenu grâce à l’aide d’un groupe de migrants juifs, futurs fondateurs en 1916 de l’Association Rationaliste Juive, l’extrait d’acte de naissance fournit par Moïse Radowitzky, un cousin de l’accusé, est un tournant dans le procès. Nous savons maintenant que devant l’enjeu de l’âge, un faux document a été fourni par Moïse Radowitzky. Après traduction et authentification, le document confirme la naissance de S. Radowitzky dans le hameau de Stepanitz, le 10 novembre 1891. Il échappe à la peine de mort mais est condamné au bagne pour une durée indéterminée avec isolement au pain sec et à l’eau pendant vingt jours tous les ans à l’approche de la date anniversaire de son «crime».

En attendant son transfert vers Ushuaïa, il est enfermé au pénitencier national de Buenos Aires. Dès 1910, la FORA décide de soutenir moralement et matériellement Radowitzky. Et plus généralement, dans un contexte social violent, les milieux ouvriers et anarchistes prennent fait et cause pour lui. Le 26 juin 1910, l’industriel José Zamboni, propriétaire de l’usine, fait partie des nombreux blessés de l’explosion d’une bombe anarchiste devant un théâtre, un mois après une explosion contre la cathédrale de Buenos Aires. Le 6 janvier 1911, aidés par leurs compagnons qui leur jettent des paquets contenant des habits pour se changer, les anarchistes Francisco Solano Regis et Salvador Planas Virella, qui ont tenté respectivement d’assassiner les présidents Figueroa Alcorta en 1908 et Manuel Quintana en 1905, s’échappent de ce pénitencier par un tunnel creusé par leurs complices qui les attendent dehors. Onze autres détenus profitent de l’opportunité pour s’évader. Emmené quelques instants plus tôt à l’imprimerie de la prison, Radowitzky ne bénéficie pas de cette belle. Devant le risque d’une nouvelle tentative, la décision est prise de le transférer au plus vite au bagne d’Ushuaïa. Il est considéré détenu dangereux et selon les dires du directeur du pénitencier national il est «le type de russe mystique qui même en prison ne conçoit pas que des hommes commettent une mauvaise action et surtout qu’ils se conduisent de manière préjudiciable envers leurs compagnons. En de telles circonstances, il sollicite qu’une cellule moins humide lui soit attribuée et comme on ne peut lui en assigner qu’une en rénovation, le directeur propose qu’il la termine lui-même ; mais ces jours-ci, la corporation des maçons est en grève et comme Radowitzky le sait, il préfère rester dans son cachot humide, alléguant que lorsqu’un ouvrier se décide à abandonner le travail, il doit avoir raison». Et il ajoute : «uniquement en me chargeant personnellement de la surveillance de Radowitzky, je peux garantir l’exécution de sa condamnation, car il s’agit d’un détenu avec qui sympathisent jusqu’aux pompiers et conscrits».

Une réponse explosive

Le 14 novembre 1909, après avoir présenté au ministre de l’intérieur son rapport sur les activités anarchistes, Falcon se rend au cimetière de la Recolta – lieu préféré des riches pour y faire pourrir leurs dépouilles – pour les funérailles du directeur de l’administration pénitentiaire. Après la cérémonie, accompagné de son secrétaire, il monte dans son milord – sorte de cabriolet à quatre roues, tiré par un cheval, avec un siège surélevé pour le conducteur – et prend la direction de l’avenue Callao escorté par une autre voiture policière. Surprenant l’escorte, un homme s’approche en courant de la voiture de Falcon et y jette un objet. Aussitôt l’explosion retentit et l’homme prend la fuite. Poursuivi dans les rues par les membres de l’escorte de Falcon, pour éviter l’arrestation ou le lynchage, il tente de se suicider en se tirant une balle dans la poitrine. Blessé, il est malmené puis arrêté. Falcon et son secrétaire sont déchiquetés par l’explosion et meurent dans les heures qui suivent. D’après un historien argentin, au moment de son arrestation, l’auteur de l’attentat aurait déclaré «Je ne suis rien, mais pour chacun de vous je suis une bombe» et crié par deux fois «Vive l’anarchie !».

Contrairement à cette tradition policière argentine d’exécuter le responsable de la mort de l’un des leurs, le blessé est envoyé à l’hôpital Fernandez pour y être examiné. Même s’il perd beaucoup de sang, la blessure sur le côté droit de la poitrine n’est pas grave. Sur lui sont trouvés un pistolet Mauser, une ceinture avec 24 balles et quatre chargeurs pour une autre arme. Sommairement soigné, il est envoyé au dépôt du commissariat 15 et mis à l’isolement strict. Lors des interrogatoires, il ne dit rien si ce n’est qu’il est russe et qu’il a dix-huit ans. Selon le procureur, «lors de son premier interrogatoire, le détenu se présente au juge d’instruction, arrogant, décidé à refuser de répondre à toutes questions visant à l’identifier ; il refuse de répondre aux questions qui lui sont posées. Toutefois – et cela détonne avec son attitude – il reconnaît être l’auteur des faits». Après quelques jours, grâce au portrait-robot diffusé par les flics, il est identifié. Il s’agit de Simon Radowitzky, un russe domicilié au conventillo situé au numéro 194 de la rue Andes (aujourd’hui José Evaristo Uriburu). Installé depuis peu, il y vit avec quatre autres russes qui, tous, seront interrogés. Arrivé en mars 1908, il se fait embaucher à Campana comme ouvrier mécanicien dans les ateliers de la compagnie ferroviaire argentine, puis s’installe à Buenos Aires où il trouve un emploi de forgeron et de mécanicien dans les ateliers Zamboni qu’il quitte deux semaines avant l’attentat contre Falcon. Les demandes d’antécédents auprès des ambassades argentines apprennent seulement que Radowitzky a connu la prison pendant six mois à la suite des grèves de 1905 et qu’il fut blessé lors d’affrontement avec la police. Selon le rapport de Falcon sur les activités anarchistes il appartient au même groupe anarchiste que Karachini. Radowitzky affirme avoir agit de sa propre initiative, selon ses convictions et sentiments, et en assumer pleinement les conséquences. De plus, il précise avoir été le seul à connaître l’existence de son projet et à l’avoir réalisé. S’il revendique être l’auteur de l’attentat, aucune information ne permet d’établir exactement son âge. Il dit avoir dix-huit ans mais la presse se déchaîne contre lui, se livre à d’obscurs calculs et moyennes, car cette minorité légale lui permettrait d’échapper à la peine de mort. Au même titre que les enfants, les femmes et les vieux !

Les autorités politiques décrètent l’état d’urgence. Les milices «patriotiques» se livrent à des pillages et à des violences contre les habitants du quartier de Once, détruisant les locaux de La Protesta. De nombreux journaux – de différentes tendances révolutionnaires – sont interdits et leurs locaux fermés, des centaines de personnes sont emprisonnées ou expulsées d’Argentine. Tous les journaux et associations juives sont également interdits. L’état d’urgence n’est levé qu’en janvier 1910.

Répression policière du 1er mai 1909

Parce qu’il est le mois à la fin duquel les contrats de travail des ouvrières et ouvriers nord-américains prennent fin, les syndicats américains décrètent en 1884 le 1er mai journée de lutte et de grèves pour l’obtention de la journée de 8 heures de travail. Deux ans plus tard, après la manifestation du premier mai à Chicago, des grèves se poursuivent à l’appel de syndicalistes anarchistes et la répression s’abat sur les grévistes, faisant trois morts parmi eux. Le lendemain, le 4 mai, des centaines de manifestant s’affrontent avec les flics à Haymarket Square après la dispersion de la manifestation. Plusieurs d’entre eux sont tués par une bombe lancée dans leur direction et sept sont blessés par les manifestants en colère. Cinq anarchistes sont arrêtés et condamnés à mort, trois autres sont condamnés à perpétuité. Des cinq condamnés à mort quatre sont pendus en 1887, le cinquième, Louis Lingg, se suicide en prison. Les trois condamnés à perpétuité sont graciés en 1893. Ces événements de Haymarket Square ont suscité alors de nombreuses manifestations à travers le monde en solidarité avec les ouvriers américains et le premier mai s’est progressivement imposé comme un moment pour manifester contre les conditions de travail et répondre aux violences faites aux grévistes. De part le monde les grèves et les manifestations sont toujours matées par la violence et se soldent souvent par des morts et des blessés du côté des manifestants. Si pour les plus réformistes des organisations politiques ou syndicales, le premier mai est l’occasion de mettre en avant, unitairement, les revendications liées aux conditions de travail, les plus radicaux et certains anarchistes y voient un moment de confrontation, voire de vengeance. D’autres s’organisent pour venger les morts et les blessés à l’image des compagnons de François Claudius Koënigstein, dit Ravachol, en réponse au sanglant premier mai 1891 à Fourmies. «S’ils utilisent contre nous des canons, nous utiliserons contre eux la dynamite» disait Louis Lingg du fond sa prison.

Ce premier mai 1909 ne s’annonce pas plus calme dans la capitale argentine. À l’appel d’organisations syndicales, socialistes ou anarchistes, les ouvriers convergent vers la place Lorea dans le centre de Buenos Aires. Petit à petit, la place se remplit. Des vitrines de magasins ouverts sont cassées, des receveurs et des conducteurs de tramways sont contraints d’arrêter le travail, des fiacres sont détruits et les chevaux relâchés. Les anarchistes, qu’ils soient argentins ou immigrés, russes, catalans, italiens ou français, sont présents en grand nombre. Les slogans et les banderoles sont en castillan, russe, allemand, italien ou yiddish. Simon Radowitzky et d’autres anarchistes russes sont bien sûr présents. Alors que la place est pleine, Falcon, le chef de la police, s’approche des manifestants qui, en réponse, lui hurlent des insultes. Le ton monte avec l’escadron de sécurité, surnommé «Cosaques» par les manifestants et mené par Falcon. Des affrontements éclatent. Après des combats de rue et des échanges de coups de feu, le bilan est de sept morts et une centaine de blessés. Presque tous de nationalité espagnole, italienne ou russe. La répression contre les milieux anarchistes est immédiate, des locaux sont fermés et des militants arrêtés. L’association Luz al soldado est durement réprimée car accusée d’être responsable des violences contre les magasins et les tramways. Les flics accusent les ouvriers russes de diffuser «des manifestes qui contiennent une propagande violente» et affirment avoir retrouvé dans les habits d’un des ouvriers morts un tract «en langue hébraïque» appelant «à l’assassinat et au saccage». Il s’agirait d’un tract de Burevestnik. L’ensemble des organisations syndicales – anarchistes ou non – déclarent la grève générale illimitée jusqu’à la démission de Falcon. À Buenos Aires, Rosario, La Plata et Bahia Blanca les grévistes sont en colère. Dans la capitale argentine, des conducteurs de tramways non-grévistes sont attaqués et blessés, une cinquantaine de véhicules sont détériorés, un contremaître des abattoirs est assassiné et une usine prise d’assaut. Malgré les affrontements avec l’armée et la police, et l’arrestation de vingt-cinq grévistes, plusieurs milliers de personnes se regroupent près de la morgue de Buenos Aires pour réclamer les corps de leurs compagnons. Évidemment, le président argentin Figueroa Alcorta soutient son chef de la police face à la demande de démission. Rapidement les services policiers annoncent l’arrestation de «neuf nihilistes russes». Lors des funérailles des morts de ce premier mai qui regroupent plusieurs dizaines de milliers de personnes, des affrontements ont lieu à la sortie du cimetière avec les militaires qui se soldent par quatre blessés et une vingtaine de personnes arrêtées. Si la grève recule, la tension reste forte. Trois ouvriers sont tués dans la rue quelques jours plus tard. En réponse, plusieurs bombes explosent contre des bâtiments officiels et des militaires sont attaqués au pistolet. Même un journal anarchiste comme La Protesta, peu favorable à la violence, n’hésite pas à désigner Falcon et à publier le 3 mai un article se terminant par «Mort à Falcon ! Vive l’anarchie !». Un groupe de défense des victimes russes est rapidement créé afin d’obtenir justice pour les morts du 1er mai.

Le 17 octobre 1909, José Matabosch et Pascual Primo Valero, deux anarchistes catalans, sont arrêtés pour avoir placé une bombe devant l’ambassade d’Espagne à Buenos Aires. Dans la matinée du 7 novembre Pavel Karachini, un ouvrier anarchiste de 25 ans originaire d’Odessa en Russie, tente de poser une bombe dans la cathédrale Carmen de Buenos Aires lors d’une célébration religieuse en la mémoire de Charles de Bourbon, successeur au trône d’Espagne mort en Italie en juillet de cette année. Agissant aussi en réaction à l’assassinat récent du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer par le pouvoir espagnol, Karachini est empêché par deux policiers qui l’arrêtent. Sofia Lisechevsky (ou Lisichsky), avec qui il habite et a deux filles, est elle aussi originaire d’Odessa. Arrivée deux ans auparavant, elle a connu la prison en Russie pendant quelques années pour ses activités anarchistes. Elle est convoquée pour des interrogatoires policiers. Karachini est accusé d’être le chef d’un groupe terroriste. Selon les dires policiers, Lisechevsky affirme avoir croisé Radowitzky chez elle le 13 octobre, jour de la manifestation à Buenos Aires pour protester contre la mort de F. Ferrer ; et qu’elle et Karachini le fréquentaient aussi la bibliothèque russe. Quelques mots du livre de P. Groussac, datant de 1914, laissent à penser que Karachini a sombré dans la folie au bagne.

Buenos Aires, mars 1908

Radowitzky arrive dans une Argentine où les tensions sociales sont permanentes. Les tensions politiques se cristallisant parfois dans une opposition entre Criollos et étrangers. Le terme criollo (créole), qui remonte à l’époque de la colonisation, apparaît pour distinguer la caste dirigeante issue d’un métissage colonial, en opposition aux esclaves, aux Noirs et aux Amérindiens. Par la suite, il désigne les Argentins issus de la colonisation, présents avant l’indépendance et d’ascendance européenne – de préférence espagnole – puis plus généralement les Argentins n’étant pas issus des vagues récentes de migrations. Si une partie de la presse et des hommes politiques relayent ce discours sur une «anti-Argentine», ce sont les milices anti-ouvrières et les nationalistes, membres ou non de la future Ligue Patriotique Argentine, qui se livrent à des cassages de grèves, des tabassages d’ouvriers et des chasses au «judéo-quelque-chose». Les pouvoirs politique et économique ne sont pas les seuls à tirer profit de ce discours anti-ouvriers. L’armée et l’église, incontournables, savent elles aussi remuer le spectre des grandes peurs et recruter sur ce purin. La Fédération Ouvrière Régionale Argentine est présente dans de nombreuses luttes ouvrières : Ce «syndicat de lutte» secoue l’Argentine de ce début de siècle dans les multiples secteurs où il est présent. La répression est toujours aussi violente et les victoires douloureuses. Après avoir trouvé du travail dans les ateliers ferroviaires à Campana, Radowitzky s’installe dans différentes localités, dont Rosario, puis retourne à Buenos Aires. La majorité de la main-d’œuvre migrante s’entasse alors dans les conventillos. Régulièrement exposés aux violences policières ou nationalistes, les habitants des conventillos mènent parfois de grandes grèves de loyers contre les augmentations et les conditions de vie. Radowitzky vit dans un conventillo du quartier de Once. Début 1909, il se fait embaucher à l’atelier mécanique Zamboni, rue Charcas. Il apprend un peu le castillan, adhère au syndicat de sa profession et fréquente les assemblées et les réunions publiques, notamment à la Bibliothèque russe où, semble-t-il, il se lie au groupe Burevestnik. Il lit La Protesta et la presse anarchiste. La Protesta est alors tirée à environ cent mille exemplaires. Elle est proche de la FORA anarchiste et subit elle aussi toutes les vagues de répression contre le mouvement syndical ou anarchiste (elle paraît même clandestinement en Uruguay en 1911). Sur la question de la violence, toutes deux considèrent que la révolution ne peut être que «le fait des masses» et condamnent par conséquent les expropriations et la propagande par le fait comme étant des actes d’ «anarcho-banditisme». La Protesta – et les multiples autres journaux, périodiques et tracts – se font le relais des luttes.

Ramon L. Falcon est nommé chef de la police en 1906 afin d’enrayer la multiplication des «désordres sociaux». Au cours de sa carrière militaire, il participe aux guerres menées contre des mouvements de révoltes de la fin du XIXème siècle. Il quitte l’armée pour se faire élire sénateur puis député. Après un bref retour dans l’armée, il devient le chef d’une police qu’il va considérablement armer et moderniser : construction de commissariats et d’une prison, création d’une École de police, mise en place de l’Escadron de Sécurité, un groupe d’élite de la police, et d’un service d’infiltration et de renseignements. Car parallèlement à toutes ces grèves, les attentats à l’explosif et les tentatives d’assassinat se poursuivent malgré les arrestations. Le 11 août 1905, Salvador Planas y Virella – né en 1881 à Sitges en Catalogne et immigré en Argentine où il travaille dans différentes imprimeries – tente de tirer sur le président argentin Manuel Quintana, mais son arme s’enraye. Il est arrêté et condamné en 1907 à dix années de prison pour «tentative d’homicide». Il voulait venger la mort des ouvriers tués lors d’une manifestation le 21 mai 1905. En janvier 1908, Abraham Hartenstein, un migrant juif de 19 ans, est accusé d’être le fondateur d’un groupe anarchiste terroriste Drapeau Noir. Le 28 février 1908, l’anarchiste Francisco Solano Regis dépose un engin explosif près du président argentin José Figueroa Alcorta. L’engin n’explose pas. Il est arrêté et condamné à vingt années de prison. Grèves, répression et propagande par le fait mettent le pays sous pression en ce début d’année 1909…

Manifestations, pogroms & exil

Le 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, une manifestation d’ouvriers se dirige vers le palais du tsar pour demander des amnisties et des améliorations de leurs conditions de vie. L’armée tire sur la foule, tuant une centaine de personnes. Les ouvriers de la ville se mettent en grève, bientôt suivis dans toute la Russie. Ce «Dimanche rouge» ouvre une période de fortes contestations. Des soulèvements, des grèves, émeutes, meurtres et sabotages ébranlent la Russie jusqu’en octobre ; c’est ce que l’on a appelé la «Révolution de 1905». Durant cette année, les idées anarchistes se développent à Ekaterinoslav et dans ses faubourgs ouvriers (Amur, Chechelovka, Nizhnedneprovsk) parmi les travailleurs, qu’ils soient socialistes-révolutionnaires – déçus des choix politiques de leurs organisations – ou non. Tous les textes politiques sont alors imprimés et diffusés clandestinement. S’inspirant d’une part d’un passé récent où la violence et l’assassinat politiques sont des évidences partagées par la plupart des révolutionnaires, et d’autre part des théories sur la grève générale et l’action directe d’un anarchiste comme Kropotkine ou d’une pratique ouvrière de résistance et d’entraide, nombre d’ouvriers anarchistes s’organisent collectivement. Dans toutes les grandes villes du sud de la Russie se multiplient les attaques menées par des groupes d’anarchistes décidés à en découdre. Elles sont tout autant un moyen d’autodéfense pour les ouvriers contre les milices patronales et les flics, qu’un outil de propagande anarchiste qui vise à une révolution par l’élimination de leurs ennemis et la destruction de tous les rouages du système. L’un d’eux, le Groupe de Travailleurs Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav – auquel appartient Zubariev – se forme en juin dans le but de répandre la terreur parmi «les vampires du travail [qui] doivent bien comprendre qu’à partir de maintenant leur festoiement continuel est troublé une bonne fois pour toutes. Que toujours, où qu’ils aillent, la main de l’anarchiste vengeur sera suspendue au dessus d’eux, comme l’épée de Damoclès toujours prête à trancher, pour les prendre par surprise lors d’un agréable banquet, dans un club, un restaurant ou dans les rues pleines de monde, dans leurs voitures, dans un train, lors d’une réunion, durant leur service ou dans leur propre maison. Ils ont joui de trop de tranquillité, ils ont trop usé les nerfs du prolétariat et sucé son sang. Le temps de payer est arrivé». [texte complet en annexe] Le 4 octobre, le Groupe de Travailleurs Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav pose une bombe dans la maison d’un industriel à Amur, le tuant sur le coup [texte de revendication en annexe]. Un passage extrait du livre Les anarchistes russes écrit par l’universitaire «anarchophile» américain Paul Avrich donne une idée de la situation sociale et politique dans la région où Radowitzky vit, travaille et lutte : «Pavel Golman, jeune ouvrier de Ekaterinoslav, est assez représentatif du terroriste d’alors. Fils d’un gendarme de village, il est employé aux chemins de fer de Ekaterinoslav ; en 1905, après avoir milité dans les rangs des Socialistes Révolutionnaires, puis des sociaux-démocrates, il adhère à Tchernoe Znamia (Drapeau Noir). «Ce ne sont pas les discours qui m’ont fait embrasser la cause anarchiste, expliquait-il, c’est la vie elle-même» Golman fait partie du comité de grève de son entreprise et se bat sur les barricades durant la grève générale d’octobre. Il prend bientôt part aux expropriations et participe aux sabotages du réseau de chemin de fer dans les environs d’Ekaterinoslav. Blessé par une de ses bombes [lors d’une action, avec Zubariev, contre un train censé transporter un ministre], il est arrêté et transporté à l’hôpital sous bonne garde. Ses compagnons organisent une expédition pour le libérer, mais ils échouent ; Golman se suicide d’un coup de revolver. Il a vingt ans». À Ekaterinoslav, les anarchistes sont particulièrement présent dans les ateliers ferroviaires et les usines Ezau, Briansk ou Shoduar. Radowitzky travaille alors de nouveau à Briansk. Début octobre 1905, il oblige, armé d’un pistolet, le conducteur de la chaudière de l’usine à tirer la sirène, signal convenu pour le début de la grève générale. Les ouvriers partent en manifestation, rejoints par ceux d’autres usines. À partir du 11 octobre, affrontements et barricades deviennent le quotidien des grévistes face aux militaires et aux flics. Armes à la main, ils résistent. On compte plus de 100 morts dans les deux camps en une semaine. Le 23 octobre, l’armée, dans une ambiance de répression et de pogroms meurtriers, tire sur les ouvriers de l’usine Briansk, faisant trois blessés. En représailles, un chef de Briansk sera abattu par l’anarchiste Mezhenniy le 26 mars 1907. La grève s’achève et la répression s’accentue. Dénoncé, Radowitzky est recherché par les flics. Sa famille et ses compagnons l’aident à quitter le pays. Il se rend en Galicie (alors austro-hongroise) et s’installe dans la ville de Lemberg (actuelle Lviv dans l’ouest de l’Ukraine). L’année 1906 est particulièrement mouvementée autour d’Ekaterinoslav : entre janvier et mars, des groupes d’ouvriers anarchistes-communistes enchaînent les expropriations et diffusent largement textes et journaux. L’été est la saison des bombes et des armes contre les ennemis : deux hauts responsables de la police et de l’armée sont abattus, de même que trois responsables d’usines, dix gardes et gendarmes ainsi que quelques balances ou infiltrés. Une dizaine de flics sont blessés au cours des attaques. Mais les arrestations et les morts ont finalement raison du Groupe des Ouvriers Anarchistes-Communistes de Ekaterinoslav à la fin de l’année 1906. Selon les chiffres, sur quatre vingt quinze d’entre eux, onze sont des femmes, tous sauf deux sont d’origine ouvrière ou paysanne. Tous et toutes de nationalités diverses, ils sont ouvriers ou petits artisans (cordonnier par exemple). Un seul a plus de vingt-cinq ans. Les rescapés continuent la lutte et d’autres groupes se forment. Loin de cette agitation, Radowitzky vit à Lemberg et prend part aux luttes sociales. De l’autre côté de la frontière, en Haute Silésie (Prusse), des mineurs se lancent dans une grève générale. Un groupe de réfugiés russes, dont Radowitzky, décident de mener une action de sabotage pour les soutenir. En arrivant à la gare de Kattowitz, le groupe est accueilli par les grévistes avec qui ils fraternisent. Les flics, suspicieux d’une action possible, tentent d’interpeller le petit groupe mais en sont empêchés par les grévistes. Radowitzky est finalement arrêté quelques jours plus tard et expulsé à Varsovie (alors russe). Il risque, maintenant qu’il a plus de seize ans, d’être déporté en Sibérie ou condamné à mort à la prochaine arrestation. Il se procure de faux papiers et s’embarque à Riga (actuelle Lettonie) pour l’Argentine via l’Allemagne et la Grande-Bretagne, ou selon d’autres sources, via les États-Unis. Les principaux réseaux de migrants russes sont alors les bureaux de recrutement mis en place en Europe par le gouvernement argentin pour alimenter sa politique migratoire, les réseaux clandestins d’entraide aux révolutionnaires persécutés en Europe de l’Est ou ceux de la Jewish Colonization Association. Nous ne savons pas si Radowitzky a utilisé l’un d’eux.

Il débarque dans le port de Buenos Aires en mars 1908.

Remous en Ukraine

Szymon Radowicki ou Simon Radowitzky (orthographe fixée par son usage en Argentine et dont l’origine semble polonaise) naît dans une famille juive pauvre installée dans le hameau de Stepnitz (en yiddish, actuel Stepantsi en Ukraine) au sud-est de Kiev. L’Ukraine est alors une province de l’empire russe. Sa date de naissance n’est pas connue précisément ; selon les documents consultés, il serait né le 10 septembre ou novembre 1889 ou 1891. Sa pierre tombale indique 1889 mais ne dit rien sur le mois. Situé dans ces régions de l’Europe orientale qui sont sous domination autrichienne, russe ou polonaise selon les époques, Stepnitz est un shtetl (terme yiddish signifiant petite ville), ces communautés quasi-autarciques (du hameau au quartier de villes) où vivent les juifs d’Europe de l’Est. Si l’autarcie est économique et contrainte par l’hostilité alentour, l’espace yiddish est perméable aux remous de son temps. Traversé et divisé face aux mouvements révolutionnaires, aux nationalismes, à la religion, aux utopies, aux sionismes… Il tremble de ces migrations vers les centres industriels et de son entrée dans le monde ouvrier. Ces communautés sont régulièrement attaquées lors d’épisodes de violences appelés pogrom, particulièrement sur le territoire de l’actuelle Ukraine dans les années 1881-1884 et 1903-1906. Des milliers de personnes assassinées et autant de villages détruits poussent de nombreux juifs à migrer pour fuir la misère à laquelle s’ajoutent régulièrement ces violences. Au début du siècle, la famille Radowitzky s’installe dans la ville industrielle de Ekaterinoslav (actuelle Dnipro). À la fin du XIXème siècle, Ekaterinoslav, avec une industrialisation croissante, devient la quatrième ville du sud de la Russie après Kiev, Jarkov et Odessa. Les travailleurs, majoritairement dans l’industrie métallurgique, ont une journée de travail de 14 -15 heures dans des conditions extrêmement précaires : dans l’usine Briansk par exemple, 2 800 accidents du travail sont répertoriés en une seule année. Les ouvriers sont punis d’amendes, licenciés ou arrêtés pour les plus petites fautes, et la grande majorité des familles ouvrières habitent dans des rangées de maisons faites de terre et de paille. Le jeune Senka (diminutif de Simon) apprend un peu à lire et à écrire mais arrête rapidement l’école pour trouver un travail. Vers l’âge de dix ans, il devient apprenti serrurier chez un patron qui le loge sur une couchette sous la table de sa propre maison. Il se forge un début de convictions politiques en assistant à des discussions et à des rencontres organisées par la fille du serrurier, une étudiante. L’empire tsariste russe est alors traversé par de multiples contestations sociales et politiques. Face à l’exploitation et à la répression se dressent des révoltes ouvrières et paysannes, des grèves et des soulèvements, des destructions et des expropriations. Depuis la seconde moitié du XIXème siècle, l’agitation révolutionnaire est un fourmillement de courants et de groupes politiques, d’actions collectives ou individuelles, violentes ou démonstratives, qui tourmentent l’empire. Les morts sont nombreux et les luttes féroces. Le pouvoir politique est attaqué au travers de grèves, de sabotages, de manifestations et d’affrontements mais aussi par des assassinats d’industriels, d’hommes politiques, de juges, de militaires et de flics.

Les prisons et les bagnes se remplissent et se désemplissent au fil des arrestations, des morts et des évasions. À Ekaterinoslav, les premières traces de propagande anarchiste datent de 1904. Cette année là, Simon Radowitzky est condamné à quatre mois de prison – car mineur – pour avoir diffusé de la propagande socialiste. En juin 1904, les ouvriers de Ekaterinoslav décrètent la grève générale pour obtenir la journée de dix heures. Simon est blessé au torse lors d’affrontements avec l’armée : il met six mois à récupérer. Peu de temps après, il est embauché dans l’usine sidérurgique Briansk dans laquelle il est élu «secrétaire-adjoint» au conseil ouvrier (futur soviet). Il renonce rapidement à cette charge pour cause de désaccord politique avec un délégué socialiste. Il passe ensuite six mois en prison pour avoir désarmé de son sabre et de son pistolet un soldat ivre. La peine prononcée est de trois années de déportation à Arkhangelsk mais son père obtient sa libération en raison de son jeune âge. Lors de ce passage en prison, Simon rencontre Fedosey Zubariev, un ouvrier anarchiste très actif avec qui il sympathise : «Dans cette prison, j’ai connu Fedosey Zubariev, un anarchiste très populaire qui jouissait d’une reconnaissance croissante auprès des ouvriers. Après notre libération, nous nous sommes rencontrés un jour dans la rue par hasard. Zubariev m’a exhorté à collaborer avec lui. Il avait écouté mon insignifiant discours pendant l’incident à l’usine et il pensait qu’avec ma manière de penser, j’étais plus proche de l’aile radicale du mouvement ouvrier. Moi, pourtant, j’étais encore un enfant ; la confiance qu’un combattant expérimenté m’offrait, me remplissait d’orgueil et j’acceptais la main que l’on me tendait». Faut-il en conclure que Radowitzky se joint à lui dans un groupe anarchiste ? Rien n’est moins sûr. «Au fond, j’en savais très peu sur les différentes théories révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. Par intuition plus que pour toute autre raison, je pris pour compagnons de lutte les plus radicaux des gauchistes. Parmi eux, je trouvais la réponse que j’attendais à mes angoisses quant à la lutte et à mes désirs sociaux. Les anarchistes se dirigeaient vers chacun de nous, nous demandant avant tout de nous délivrer des préjugés contractés, effectuant ainsi la libération propre, cela allait bientôt contribuer grâce à l’action sociale, à l’œuvre d’émancipation générale. Une doctrine telle, avec mon propre tempérament recouvre entièrement l’activité sociale, sans que la politique du parti n’intervienne tant elle a porté préjudice à la libération de la classe ouvrière. Par sentiment et conviction, il y eut un enthousiasme de la libération et en fait, il appartenait instinctivement au mouvement libertaire avant de surmonter son existence. Ma participation dans les luttes sociales était complètement spontanée, c’était quelque chose que je portais dans le sang ; il surgit par ma propre initiative et j’étais seul inspiré par mon amour de la liberté et ma pulsion vers une activité révolutionnaire».